On m’a demandé pendant des années à chaque cocktail ou fête de famille : « De quoi parle ta thèse au juste ? » Et ma réponse — « et bien, de savants fous » — provoquait immanquablement deux réactions de surprise différentes : une incompréhension à la limite du mépris (pour ceux qui s’attendaient, j’imagine, à une réponse plus conforme à l’idée très sérieuse, voire ennuyante, qu’ils se font des études littéraires) et une excitation à la limite de l’envie (cool, je n’aurais jamais cru qu’on pouvait faire ça !). Et pire encore est la réaction des scientifiques : « les savants fous ? Cette caricature qui ridiculise la science sans aucun fondement ! Tu sais que ce n’est pas vraiment comme ça que ça se passe, n’est-ce pas ? » Oui, je sais. Mais est-ce que les savants fous n’auraient tout de même pas quelque chose à nous apprendre sur la science moderne et ses dérives possibles ?
Pourquoi avoir choisi le savant fou dans la littérature ? D’emblée, je dois dire que la science et la littérature ont toujours suscité chez moi un intérêt égal. Forcée de faire un choix, la littérature l’a finalement emporté, notamment parce qu’elle présente l’intérêt non négligeable d’être une porte vers tout le reste. Si la science s’intéresse peu à la littérature, la littérature en revanche s’intéresse à tout, notamment à la science. Elle la met en scène, la travaille et l’utilise, lui pose des questions philosophiques, épistémologiques et aussi morales. Cette prise de conscience s’est surtout faite par une rencontre avec un professeur, Jean-François Chassay, qui m’a invité à travailler sur son projet de recherche sur les figures de scientifiques réels dans la fiction : d’Isaac Newton à Albert Einstein, en passant par Galilée et Marie Curie. Dans les romans, nouvelles et pièces de théâtre, ces scientifiques apparaissent pris dans des questionnements moraux, emplis de doutes sur leur recherche, sur leur héritage et sur l’état du monde. À la même époque, Jean-François me proposa aussi un projet un peu en marge de ses travaux principaux : les adaptions cinématographiques du roman Frankenstein.
La combinaison entre ces savants réels transformés par la fiction et le personnage bien fictif de Mary Shelley, qui semble tant obséder la culture populaire, m’a donné envie d’approfondir cette figure à la fois marginale et omniprésente que représente le savant fou. Encore aujourd’hui, il fascine, obsède, terrifie et fait rire. Le professeur Farnsworth dans la série Futurama ne comprend pas pourquoi greffer le cerveau d’Hitler à un grand requin blanc est considéré par ses pairs comme « aller trop loin ». On peut penser aussi à Walter Bishop, dans la série Fringe, qui multiplie les expériences pour le moins discutables, sur des enfants ou sur les voyages interdimensionnels qui détruisent le monde. Si plusieurs affirment que les savants fous étaient propres au 19e siècle, je pense qu’au contraire les savants fous sont plus d’actualité que jamais. Ils mettent en évidence un rapport à la science différent, mais ils n’en sont pas moins omniprésents et pertinents. Évidemment, la science ne se fait plus dans le même isolement qu’à l’époque victorienne, elle nécessite des ressources beaucoup plus considérables. Il est désormais inimaginable de construire un laboratoire dans un appartement, comme le fait Victor Frankenstein ou Henry Jekyll, et d’espérer obtenir autre chose que de la méthamphétamine (Breaking Bad). Les laboratoires sont désormais au cœur de grandes corporations, d’organismes gouvernementaux ou d’universités. Or, d’une part, il est facile de passer inaperçu dans un laboratoire de la taille d’une ville, d’autre part, l’actuelle course aux brevets qui sert de moteur à la recherche scientifique mène très facilement à des dérives éthiques.
La littérature reflète bien ce phénomène, notamment les œuvres de Boris Vian, de Kurt Vonnegut, de Brian Aldiss ou de Margaret Atwood, que je me propose de décortiquer dans cet ouvrage. On y assiste à un déplacement du modèle du savant fou qui était extérieur à l’institution, totalement isolé, comme le docteur Moreau pouvait l’être sur son île, vers un modèle un peu différent : désormais, les savants fous travaillent au cœur d’un système qui les instrumentalise en utilisant leurs capacités exceptionnelles et que les savants eux-mêmes instrumentalisent en retour pour nourrir leurs propres obsessions.
En terminant, je voudrais dire quelques mots du titre : les savants fous veulent-ils détruire le monde ? Cette destruction est souvent, en particulier pendant la guerre froide, une conséquence de la combinaison de l’indifférence des savants et de l’intérêt des puissances politico-militaires. Mais Margaret Atwood, dans Le dernier homme, nous fournit un exemple différent : le personnage de Crake veut bien détruire le monde, mais c’est parce qu’il considère qu’il est dans un état de décadence irréversible. Le savant fou devient alors la possibilité de faire table rase. Si les savants fous du 19e siècle étaient à l’origine de fléaux qui menaçaient de tout détruire sur leur passage, c’était généralement par accident, voire par négligence ; si les savants de la bombe ont menacé de détruire le monde, c’était plutôt parce qu’ils le pouvaient, par défis techniques et parce qu’ils acceptaient de se mettre au service des militaires. Les savants fous d’aujourd’hui portent un jugement (dernier) sur le monde qui les entoure. Ainsi, les savants fous fictifs ont quitté leur négligence et leur indifférence pour choisir la fin de l’humanité, ils sont un symptôme d’une société qui se perçoit elle-même comme malade et qui prend conscience que des changements radicaux seraient nécessaires.
Elaine Després est chercheure indépendante. Elle a fait des stages postdoctoraux à l’Université de Bretagne occidentale et à l’Université de Montréal. Elle a terminé sa thèse à l’Université du Québec à Montréal en 2012. Ses recherches portent sur les représentations fictionnelles de la science dans une perspective sociocritique et épistémocritique.
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