Ce livre est inspiré de ma thèse de doctorat et répond à une question bien précise : qu’est-ce que le sujet québécois peut apprendre du contact littéraire avec l’écriture chicana?
J’ai commencé à m’interroger sur ce sujet alors que je voyageais moi-même plusieurs fois par année entre le Canada et les États-Unis. Je venais de découvrir l’existence des Chicanos* chez nos voisins du sud, et c’est plongée dans la lecture leur poésie que la similitude avec la littérature québécoise m’a frappée. Toutes deux questionnaient leur présence dans l’espace nord-américain : le malaise transcendait les nationalités.
J’ai ainsi décidé de circonscrire ma réflexion (qui allait ensuite devenir mon projet de thèse) à une période bien précise de leur histoire respective, celle des années 1960 à 1985. Période féconde pour les deux communautés, elle est le berceau de révolutions politiques, culturelles et sociales, ainsi que d’une affirmation littéraire à la fois foisonnante et fragile, qui témoigne avant toute chose d’une fracture avec l’espace dans lequel elle prend forme.
À partir d’une étude des figures de la spatialité dans l’écriture de neufs poètes des cultures québécoise et chicana, j’ai postulé que le caractère problématique de l’appartenance au territoire forçait le sujet poétique à manifester sa présence de manière intermittente. La notion d’intermittence s’est avérée être l’un des modes de représentation privilégiés de ces littérature mineures (ou de l’exiguïté) dans le continent. De celle-ci ont résulté des similitudes infiniment intéressantes, notamment en ce qui a trait à la représentation des villes et de la posture « en retrait » du sujet, mais aussi des divergences marquées.
Par exemple, la diversité des points de vue proposés par les poètes offre une perspective continentale qui interroge les réalités nationales et problématise la notion d’altérité. Le potentiel transaméricain de leur mise en commun dépasse en effet la critique de l’hégémonie états-unienne dans les études transaméricaines, et donne lieu à une remise en cause des rapports de forces, qu’ils soient politiques, territoriales ou langagiers. L’intérêt d’étudier la littérature québécoise en relation avec la littérature chicana tient donc dans la proposition suivante : à défaut de se définir comme minoritaire, le Québec doit devenir un modèle de compréhension – notamment en ce qui a trait à la spatialité en poésie et à l’inscription de la présence dans le continent.
Parce que le rapprochement entre les deux communautés révèle une réalité institutionnelle bien différente, la littérature québécoise ne peut plus simplement être réduite à une exiguïté culturelle dans les Amériques. Il y a d’ailleurs plusieurs années que l’on reconnaît que la souffrance à laquelle l’expérience du territoire donne lieu ne peut être comprise simplement en fonction de l’espace auquel les textes réfèrent. Même si les poètes partagent le même malaise et l’expriment de manière similaire, la réalité du sujet québécois n’est pas, et ne sera jamais, celle du sujet chicano.
C’est d’ailleurs l’étude de ces différences qui m’a permis de participer au renouvèlement de la place du Québec (et de sa littérature) au sein des Amériques et des études interaméricaines. Parce que ces différences touchent à la constitution de l’identité québécoise qui, de nos jours, pose encore problème, le rapprochement entre les textes chicanos et québécois a été un puissant outil afin de prendre la mesure du chemin parcouru, et celui qu’il reste encore à parcourir.
*les Chicanos (ou Mexican-American) sont des Mexicains d’origine qui vivent de manière permanente aux États-Unis. Les Chicanos peuvent être des citoyens nés aux États-Unis ou encore immigrants mexicains qui se sont adaptés au mode de vie états-unien.
Ariane Audet est photographe et écrivaine, et est titulaire d’un doctorat en Études littéraire de l’Université du Québec à Montréal. Outre Présences intermittentes des Amériques, elle a fait paraitre le recueil de poèmes Déjà la horde de chair se tait (2016), pour lequel elle a été finaliste au Prix Émile-Nelligan. Elle vit et travaille à Washington, DC.
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