Lorsque j’ai entrepris les recherches pour ce qui allait devenir De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan: se dire, se faire par l’écriture intime, je me proposais d’écrire une histoire de l’autobiographie féminine au Québec, des origines à nos jours. Mais j’ai vite découvert que je me trouvais devant un territoire vaste, mais plutôt désert. Car aucune autobiographie de femme n’avait été écrite ou publiée au Québec entre 1654, l’année où Marie de l’Incarnation a rédigé sa Relation spirituelle, et 1965, la date de publication du premier tome des mémoires de Claire Martin, Dans un gant de fer. Heureusement pour moi, il y avait des correspondances et des journaux intimes de femmes et de jeunes filles qui m’ont permis de combler ce silence autobiographique de trois siècles.
Ayant déjà étudié les productions littéraires et artistiques des femmes québécoises dans d’autres livres, j’étais attirée par les écritures personnelles, qui me semblaient offrir un moyen privilégié d’aborder la subjectivité des femmes. Quelles expériences, quelles aspirations ou frustrations les femmes ont-elles vécues ou ressenties à travers les siècles depuis la Nouvelle-France? Et quelles possibilités se sont offertes à elles pour réaliser leurs rêves ou même pour les exprimer? Les quatres parties de mon livre — «Vivre et écrire pour Dieu: l’ère mystique»; «Écrire pour l’autre: la correspondance (1748-1862)»; «Écrire pour soi: le journal intime (1843-1964)»; «Écrire pour se mettre au monde: l’âge de l’autobiographie (1965-2012)» — m’ont permis de tracer l’évolution de la subjectivité féminine tout en présentant l’image de la société qui se dégage des écrits de ces femmes et jeunes filles. En un sens très réel, leurs écrits nous offrent une nouvelle histoire du Québec, vue selon leurs perspectives à elles.
De la grande mystique Marie de l’Incarnation, fondatrice des Ursulines de Québec en 1639, à Nelly Arcan, la jeune auteure du best-seller Putain (2001) qui s’est enlevé la vie en 2009, à l’âge de trente-six ans, les femmes ont certes été bloquées dans leur expression de soi. Leurs autobiographies, correspondances et journaux intimes jaillissent d’une urgence de dire qui s’affronte à une multitude d’obstacles, car les diktats d’abnégation de soi et de silence littéraire imposés aux femmes et aux jeunes filles étaient très souvent intériorisés, créant des sentiments de honte ou de culpabilité devant le projet d’écrire et, encore plus fortement, devant le grand tabou d’oser contempler la publication. À la fin des treize longs chapitres de son autobiographie spirituelle, Marie de l’Incarnation affirme qu’elle aurait pu écrire « un très gros volume » mais que « la vue de mon indignité et la bassesse de mon sexe » l’en ont empêchée. Dans les dernières années du Régime français, Élisabeth Bégon envoie à son gendre des descriptions perspicaces, inégalées ailleurs, de la société de son temps et de la panique qui s’en empare dans les années précédant la Conquête, tout en avouant fréquemment son sentiment de l’inimportance de ce qu’elle appelle ses « griffonnages » : « Je crains quelquefois, mon cher fils, de t’ennuyer des pauvretés que je t’écris, mais je ne t’oblige point à les lire ». Enfin, Julie Papineau, bien que souvent plus lucide et plus militante que son mari en ce qui concerne la situation politique dans le Bas-Canada, s’excuse constamment d’avoir osé aborder des questions qui n’appartiennent pas au domaine des femmes : « Voilà assez de politique mal traitée, pour faire rire plus d’un moins méchant que toi, de femmes qui veulent se mêler de choses qu’elles n’entendent pas », écrit-elle à son mari en 1835. Même après la libération apportée par la Révolution tranquille, les autobiographies de femmes ressemblent souvent à des exorcismes de toutes ces pressions qui les empêchent d’accéder à une confiante expression de leur être dans le monde. Malgré ces obstacles, leurs écrits personnels sont une histoire d’obstination et de courage, remplie par la joie de vivre et souvent allégée par l’ironie, l’humour ou la tendresse.
L'auteur
Professeure de recherche distinguée à l'Université Carleton, Patricia Smart a été lauréate du Prix du Gouverneur général pour son essai Ecrire dans la maison du Père: l'émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec en 1988. Son livre sur Les Femmes du Refus global a été finaliste pour le même prix en 1998. Elle est aussi l’auteure de Hubert Aquin agent double (1973), d’une traduction anglaise du Journal d'André Laurendeau (1991) et d’une édition critique de Dans un gant de fer de Claire Martin (2005). Elle est membre de la Société royale du Canada et a reçu l’Ordre du Canada en 2004. Son essai De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan: se dire, se faire par l'écriture intime (Boréal, 2014) a gagné le Prix Gabrielle Roy et le Prix Jean-Éthier-Blais, et a été finaliste pour le Prix du Gouverneur général et le Prix Trillium.
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