Lise Bissonnette
Ce qui suit est le discours prononcé par Lise Bissonnette dans le cadre de la causerie Voir grand « Servitude et grandeur universitaire » à la Brock University, le 26 mai 2014. La vidéo de la conférence est aussi disponible en ligne ici.
Soyons terre à terre un court instant. J’ai accepté l’invitation à présenter cette conférence alors que j’étais en immersion totale dans l’histoire culturelle et littéraire du 19ème siècle. Je n’avais pas sitôt consenti à m’y lancer que l’organisation du congrès m’a naturellement demandé de fournir un titre et un sommaire de mes propos alors que je pensais disposer encore de plusieurs mois – nous étions au début d’octobre 2013 – avant de commencer à y travailler, selon ma bonne habitude journalistique de procrastiner et d’attendre la veille des échéances pour m’installer en rédaction. Inspirée par le thème « Voir grand », j’ai donc saisi au vol, dans le 19ème siècle, la première expression accrocheuse qui m’est venue à l’idée, le titre le plus connu parmi ceux des ouvrages du célèbre comte Alfred de Vigny : Servitude et grandeur militaires, publié en 1835. Instinctivement, il me semblait que je pourrais attribuer à l’université le dilemme que Vigny avait imputé à l’armée. J’ai substitué le terme universitaire à celui de militaire en espérant que mon intuition tienne la route au moment où je me mettrais à l’ouvrage. Ce fut tout récemment.
Pour une fois, la paresse a été récompensée. J’ai relu Vigny, avec plaisir. Rappelons, pour ceux d’entre vous qui n’ont qu’un vague souvenir de ce classique désormais absent des programmes, que l’ouvrage est une collection de trois nouvelles qui veulent illustrer la distance entre les actions des militaires sur un terrain où l’obéissance n’est pas négociable, et la haute idée que porte leur vocation, qu’il s’agisse de la défense de la nation ou plus généralement de la défense de la liberté. Il arrivait, comme le montrent ces situations romanesques, que l’exécution des ordres - par exemple fusiller un ami - contredise de plein fouet la noblesse des missions militaires, et que s’ensuivent des déchirements personnels aptes à générer la trame des meilleurs romans. Mais c’est en lisant l’avant-propos de Vigny que j’ai été rétrospectivement heureuse de lui avoir emprunté mon titre.
Vous êtes tous des universitaires, dans un rôle ou l’autre. Je reviendrai au propos principal de l’écrivain mais on admettra qu’il touche d’emblée une de nos cordes sensibles lorsqu’il écrit, dès son deuxième paragraphe, que les militaires sont une « race d’hommes toujours dédaignée ou honorée outre mesure selon que les nations la trouvent utile ou nécessaire ». Ou encore que l’armée moderne est devenue « un corps séparé du grand corps de la nation » qui « se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l’État » et qui « cherche partout son âme et ne la trouve pas ». S’il est une expérience commune à la plupart des universités et universitaires d’aujourd’hui, c’est bien celle d’un ballotement au sein d’une société qui les vilipende un jour et qui les exalte le lendemain, tout en ne sachant plus trop bien si l’institution a toujours une âme et, si oui, où elle pourrait bien encore s’incarner.
À la différence des questions posées par Vigny, qui firent grand bruit à leur époque, il est vrai que le discours contemporain sur les universités aborde rarement des interrogations existentielles tant nous sommes absorbés par les innombrables tâches que nous confie maintenant la cité. J’ai toutefois eu le bonheur, et le privilège, depuis quelque temps, de plonger dans ce type de réflexions qui semblent à prime abord surannées. On me permettra d’exposer brièvement les circonstances personnelles qui m’y ont amenée, de façon assez inattendue.
Ces circonstances sont de trois ordres.
(1) En 2009, quelques mois après avoir pris ma retraite de la présidence et direction générale de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, j’ai décidé d’en finir avec une culpabilité très ancienne et de m’engager, avec le ferme propos d’en voir le terme, dans des études doctorales. J’avais entrepris en 1968 en France un doctorat en sciences de l’éducation que j’avais abandonné en cours de rédaction de thèse au moment où je suis devenue journaliste au Devoir. Cette fois j’ai demandé et obtenu une inscription en études littéraires à l’Université de Montréal. J’espère soutenir d’ici la fin de l’année 2014 une thèse liée à l’histoire culturelle et littéraire du 19ème siècle, à travers l’artiste multidisciplinaire que fut le méconnu Maurice Sand, fils de la célèbre George Sand. Je me suis donc retrouvée, à l’âge où le gouvernement fédéral commence à vous informer de vos droits aux prestations de sécurité de la vieillesse, à suivre des cours et à participer à des séminaires en compagnie de doctorants dont aucun n’avait atteint la moitié de mes années. Je ne suis pas ici pour épiloguer sur cette extraordinaire expérience qui fut l’une des meilleures décisions de ma vie. Je veux simplement proposer une observation pertinente au thème de notre rencontre. L’université avec laquelle je renouais comme étudiante, un peu plus de quarante ans après l’avoir fréquentée à l’âge tendre, m’offrait des satisfactions intellectuelles de loin plus fortes que celles d’autrefois. On m’avait crédité la plupart des cours obligatoires mais j’en ai néanmoins fréquenté quelques uns librement et leur niveau d’exigence m’a fascinée, presque déroutée. Les enseignements, tout comme les exposés de mes collègues étudiants lors des séminaires, s’inscrivaient certes dans des études anciennes mais également dans les univers théoriques contemporains, parfois exaspérants et presque abscons mais tous plus stimulants les uns que les autres. Quand on me demandait pourquoi je m’étais lancée dans un tel parcours – puisque je n’ai pas « besoin » de ce diplôme – je témoignais constamment du plaisir que j’éprouvais. Mais le terme plaisir est un peu niais. J’aurais pu en connaître autant en me plongeant dans des lectures et recherches personnelles sur mon sujet de prédilection, sans m’imposer de satisfaire aux examens et jugements formels de l’université. Ce qui importe ici, c’est le cadre dans lequel je me suis inscrite. Je découvrais ou redécouvrais que l’université, malgré toutes les tâches que le milieu économique lui assigne aujourd’hui et qui sont pratiquement les seules à attirer l’attention publique, propose toujours et mieux que jamais des apprentissages qui échappent à tous les calculs de rentabilité des fonds publics qu’on y investit. Ces études sont soutenues par un appareil d’une qualité et d’une diversité sans précédent, qu’il s’agisse des ressources professorales, des échanges, de l’encadrement du cheminement, des stages, des publications, des colloques. Lorsqu’on évoque la liberté, en contexte universitaire, c’est presque toujours sous l’angle classique de la « liberté académique », c’est-à-dire de la résistance à la censure, aux pressions politiques, aux influences économiques. Mais c’est rarement pour mettre en lumière, en soi, l’espace de liberté qu’occupe l’institution au sein de nos sociétés. Pour vous, il est possible que tout cela tombe sous le sens, que je remue des poncifs, que je m’émeuve de choses qui vont de soi. Mais je tenais à souligner mon étonnement devant la résistance de l’idée de base de l’université qui, malgré toutes les forces qui auraient dû parvenir à la tuer, est non seulement résiliente mais plus solide qu’autrefois malgré les apparences et nos craintes.
(2) À la fin de l’année 2012, la direction de l’Université du Québec à Montréal m’invitait à devenir membre de son conseil d’administration dont j’ai ensuite été appelée à assumer la présidence. J’y ai consenti sans hésiter. L’UQAM avait été mon premier milieu de travail en 1970, j’y étais agent de recherche institutionnelle, poste où je mettais à profit mon projet de thèse de l’époque, qui portait sur les nouvelles universités urbaines alors en émergence aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, après les contestations massives de la fin des années 60. L’UQAM est née en 1969 dans une atmosphère de véritable procès de l’université traditionnelle et s’il est vrai qu’elle s’est assagie en cours de route, elle conserve et met constamment à jour, notamment dans ses programmes, les gènes qui préservent son intérêt pour les enseignements alternatifs et les engagements collectifs. L’UQAM d’aujourd’hui se remet toutefois d’une énorme crise administrative et financière qui l’a menée au bord de la faillite il y a huit ans, par suite d’une dérive immobilière. Le tonus de l’institution me semble intact, toujours vibrant, mais il demeure difficile de dissiper le nuage qu’a généré cet épisode, notamment au regard de l’opinion publique et des médias. Cette fois, c’est le système de gestion de l’université, et des universités en général, qui a été mis en cause, notamment le rôle d’un conseil d’administration qu’on a accusé, non sans raison, d’avoir manqué de vigilance.
Au moment où j’ai assumé mes fonctions à la présidence de ce conseil, au début de 2013, la suspicion s’étendait à l’ensemble des universités québécoises. Elle provenait de deux sources normalement diamétralement opposées et même ennemies, mais ponctuellement et involontairement alliées pour saper la confiance envers les directions d’universités. D’une part le gouvernement du Québec avait décidé de serrer la vis aux conseils d’administration et de leur imposer, par législation, une formule de gestion inspirée des mécanismes d’entreprise, qui aurait eu pour effet de faire des conseils des sortes de contrôleurs externes de l’université, centrés sur la gestion et loin des préoccupations académiques. Le projet de loi, déposé en 2009, avait été vivement combattu avant de mourir au feuilleton mais la volonté ministérielle semblait intacte. D’autre part le printemps 2012, moment quasi-révolutionnaire dans l’histoire de notre mouvement étudiant, avait à son tour mis au pilori les directions d’universités, accusées notamment de gaspiller les fonds publics et par là de contribuer au projet de hausse des droits de scolarité. Les leaders étudiants auraient vu d’un assez bon oeil une forme de tutelle de l’État sur les administrations universitaires, ce qui ressemblait, en principe, aux désirs plus ou moins avoués dudit gouvernement. Bref, le moment n’était pas idéal pour aller présider un conseil d’administration d’une université. Mais il avait l’avantage de poser, et très clairement, la question de l’autonomie de nos établissements. Derrière tous ces vertueux ou virulents rappels à l’ordre, la différence entre l’université et l’école primaire était-elle en voie de s’estomper? Entre l’adoption de normes de gestion plus rigoureuses, et l’imposition d’ordres de marche, la différence s’amenuisait
(3) Peut-être ne me serais-je pas posé la question de façon aussi intense si je n’avais pas poursuivi mon immersion en milieu universitaire à un titre totalement imprévu. Porté au pouvoir à l’automne 2012, le gouvernement du Parti québécois avait promis de tenter de trouver réponse à la crise en tenant un Sommet sur l’enseignement supérieur où seraient convoquées toutes les parties intéressées. La rencontre, solennelle et très médiatisée, a eu lieu en février 2013. Les débats furent tendus mais suffisamment chorégraphiés et planifiés pour se terminer sur un consensus minimal, celui de la création de grands chantiers de travail autour des questions les plus débattues au cours des mois précédents. Il était entendu qu’un de ces grands chantiers allait traiter de la « gouvernance », visiblement un euphémisme pour cibler encore une fois les modes de contrôle de l’administration universitaire, le terme « reddition de comptes » y étant rattaché et faisant recette autant auprès des étudiants que des syndicats et des élus de tous les partis. Le gouvernement voulait confier ce chantier à deux coprésidents, l’un issu des universités dites « à charte » relevant de lois privées, et l’autre des universités dites publiques, c’est-à-dire appartenant au réseau plus récent de l’Université du Québec. C’est ainsi que mon collègue John R. Porter, président du Conseil de l’Université Laval, et moi, nous sommes retrouvés à la tête de ce chantier. Mais surprise : aux derniers moments du Sommet, la tâche de nôtre chantier avait été enrichie, nous devions proposer les éléments d’une future Loi-cadre sur les universités québécoises, qui devait notamment en définir « les missions et valeurs ». Heureusement que nous étions tous deux d’anciens dirigeants de grandes institutions culturelles publiques – M. Porter est l’ancien directeur du Musée national des beaux-arts du Québec -, rien de ce qui ressemblait à un travail poétique ne pouvait nous désarçonner, au contraire. Le parcours des mois suivants, véritable oeuvre de défrichage d’un terrain pourtant cultivé depuis toujours, a été certes une tâche intensive, mais surtout un privilège rehaussé par la parfaite harmonie de notre réflexion à deux. Ne craignez rien, je n’entends pas vous résumer notre rapport, remis au gouvernement en septembre dernier et dont nous ignorons le sort à ce jour. Je tenterai plutôt de partager avec vous une forme d’aventure intellectuelle rarissime dans l’étude des politiques publiques.
J’ignore encore si le gouvernement était conscient de la brèche qu’il ouvrait lorsqu’il a chargé notre chantier de « rallier la société et les universités québécoises autour de certains énoncés de principes généraux portant sur la mission et les valeurs des établissements ». Si j’en juge par sa réaction initiale et informelle à notre rapport, qui fut un mélange de silence et de stupeur, peut-être s’attendait-il à ce que nous proposions de coiffer la loi de belles et bonnes idées reçues sur l’importance des universités dans la société. Pour notre part, nous avons interprété ce mandat au pied de la lettre, nous l’avons aimé et nous avons tenté de le vivifier. Nous avons choisi de tenir des rencontres privées, pour dialoguer le plus librement possible plutôt que de reprendre les débats publics dont l’année écoulée avait été débordante. Nous avons reçu les représentants ou dirigeants de 27 groupes, institutions ou associations qui ont souhaité se prêter à l’exercice, pour un total de 64 personnes. Nous avons posé sur Internet des questions précises et nous avons reçu 23 mémoires spécifiques en sus de tous ceux qui avaient été déjà déposés au Sommet de février. Nous avons étudié les (rares) déclarations de principes présentes dans des lois ou des chartes, nationales ou internationales. Et nous avons compris, tant en cours de route qu’à la réception de notre rapport, que les « missions et valeurs » de l’université, même quand elles se conçoivent bien et s’énoncent clairement, arriveront difficilement à faire la Loi.
Mission, valeurs, moyens
Vous aurez compris que nous avons voulu nous intéresser à la « grandeur » universitaire avant de traiter des « servitudes » sans doute nécessaires que sont la gouvernance et la reddition de comptes. Je ferai de même aujourd’hui.
Revenons un instant à Vigny, sans abuser d’une comparaison évidemment menacée par l’anachronisme. Son entrée en matière proposait un regard historique sur l’armée. Du Moyen Âge jusqu’au règne de Louis XIV, rappelait-il, l’armée faisait corps avec la nation car ses chefs se confondaient avec la noblesse. L’armée participait à l’influence transcendante de l’aristocratie sur la conscience des citoyens, elle était pleinement associée à la direction de ce qu’on appellerait aujourd’hui la collectivité. Il en fut autrement à partir du moment où Louvois, ministre de la Guerre sous Louis XIV, entreprit de réformer profondément l’institution militaire, en spécialisant ses différents corps professionnels, en ouvrant le commandement aux roturiers, en accordant plus d’importance « aux services qu’aux aïeux », comme l’avait aussi observé Voltaire dans son ouvrage Le siècle de Louis XIV (1751). Lui-même noble, Vigny n’ira pas jusqu’à condamner le virage imposé par Louvois mais on sent bien qu’il s’inquiète de la crise d’identité de l’armée à laquelle il appartient. Elle est passée, dit-il, sous le commandement du « pouvoir souverain » et a cessé de détenir ce pouvoir en partage. Le danger, explique-t-il, est qu’elle soit devenue « une sorte de gendarmerie » qui se demande sans cesse « si elle est esclave ou reine de l’État ». Un siècle et demi après la constitution de cette « armée moderne », l’écrivain posait alors une question que nous, universitaires, pourrions formuler aujourd’hui avec lui : « Jusqu’à quel rang sera laissée libre l’intelligence et avec elle l’exercice de la conscience et de la justice? » Autrement dit, la transformation massive d’une institution d’élite plus ou moins efficiente en large service public fortement organisé, spécialisé, performant et ouvert à tous, signifie-t-elle une déperdition de sa liberté? Le « refus d’obéissance », marque extrême de cette liberté, est-il encore envisageable au sein d’un corps public qui exécute les prescriptions des lois et ne participe plus à leur confection? Quid de « l’honneur » qui fut la vertu cardinale des militaires? Est-ce un mot toujours célébré mais devenu vain? Rassurez-vous, Vigny ne répudie pas l’armée qu’il analyse avec tant d’angoisse. Il conclut ainsi : « Rien n’est plus digne de l’intérêt et de l’amour de la Nation que cette famille sacrifiée qui lui donne quelquefois tant de gloire. »
Le terme « quelquefois », dans cette dernière phrase, renvoie à nos dilemmes contemporains. Un peu plus tôt, j’ai évoqué mon bonheur d’avoir retrouvé, comme étudiante à l’université, un lieu où non seulement la liberté intellectuelle est toujours présente mais où elle est soutenue mieux que jamais par une infrastructure matérielle, financière et institutionnelle dont nous nous plaignons constamment mais dont la vitalité et l’importance sont sans précédent.
J’ai toutefois assez analysé l’évolution globale des programmes universitaires pour me méfier des illusions d’optique. Je suis doctorante en littérature. S’il est un domaine d’études où ni l’État ni les forces économiques n’ont envie de se mêler des parcours de formation, c’est bien celui-là qui partage son sort avec quelques autres villages gaulois libres et glorieux, comme la philosophie ou les arts plastiques. Ce qui étonne, c’est justement que ces domaines d’études existent encore et aient pu prospérer à même les fonds publics, sans qu’on les remette en question au fur et à mesure de la transformation de l’université en cheville des économies modernes. Aucune autre institution que l’université, au sein de nos sociétés, n’a ainsi été préservée. Même les plus grands établissements culturels – je pense par exemple aux musées nationaux – ont été invités à se normaliser, c’est-à-dire à mourir de faim ou à aller se financer ailleurs auprès de mécènes ou de commanditaires qui auront, ou non, une conception généreuse de leur liberté artistique. Il doit bien y avoir, dans notre enseignement supérieur devenu énorme système, une justification d’être qui échappe aux calculs qui gouvernent aujourd’hui l’ensemble des interventions des États. Et qui permette à l’université, à bon droit, d’être reconnue comme une institution unique, à nulle autre pareille, fondée sur des valeurs qui doivent traverser le temps et continuer à être respectées et promues.
Ce que mon collègue co-président et moi avons tenté de faire, sans doute de façon imparfaite, c’est de reformuler la justification d’être, la spécificité de l’institution universitaire dont il nous semblait qu’elle devait désormais être reconnue par la loi, un peu à la façon d’une charte qui affirme l’existence de principes fondamentaux et les préserve contre les dérives. Les débats des mois précédents avaient mis en lumière, tant chez les autorités de tutelle que chez les étudiants, le flou qui entoure désormais l’idée d’université. Cette confusion n’a rien d’étonnant, elle résulte d’une mutation aussi considérable, sinon plus, que celle qu’exposait Vigny à propos de l’armée qui avait rompu, au 17ème siècle avec près de 500 ans d’une tradition aristocratique fermée sur elle-même. On peut dire de l’université que, du Moyen Âge jusqu’au milieu du 20ème siècle, elle avait elle aussi été une structure fermée, ayant partie liée avec la noblesse et les classes dirigeantes des nations auxquelles elle fournissait une reproduction de ses élites, comme nous l’a si bien enseigné le sociologue Pierre Bourdieu.
L’ouverture massive à d’autres classes de la population – sous Louvois on eut dit les roturiers – date à peine de 50 ans au Québec. Quelques statistiques compilées par notre chantier le disent de façon saisissante. En 1961, on y comptait huit établissements universitaires, en 2011 on en retrouvera 18. En 1961, les établissements décernaient moins de 8 000 diplômes annuellement, en 2011, ils en ont décerné près de 72 000. En 1961, les budgets universitaires étaient globalement de 96 millions $, en 2011, ils étaient de 6,4 milliards $. En 1961, les universités québécoises recevaient un peu plus de 48 000 étudiants, en 2011, elles en recevaient 223 500 (ces nombres sont dits ETP, équivalent temps plein, et amalgament donc les étudiants à temps partiel, ce qui signifie que l’effectif réel est plus imposant encore). Nous évoquons ici des institutions qui ont traversé plusieurs siècles dans un état de relative stabilité, sous la forme de petites communautés de professeurs et d’étudiants réunis autour de la transmission de savoirs assez stables aussi puisque les grands progrès de la science étaient le plus souvent étrangers à l’université. En une cinquantaine d’années, ces institutions sont passées de la marge au centre de nos sociétés, non seulement parce qu’elles sont massivement fréquentées mais parce qu’elles ont troqué leur ancien succès d’estime pour un statut de vecteur clé du développement des sociétés.
Les universités ne sont pas méconnaissables pour autant, leurs étudiants et leurs professeurs sont les descendants de ceux qui suivaient les enseignements des philosophes autour de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris au temps d’Abélard et d’Héloïse, au 12ème siècle. Certes s’y est ajouté désormais un appareil de soutien administratif et professionnel important, qui revendique à bon droit son appartenance entière à cette communauté. Mais le modèle de base demeure inchangé. Le bouleversement massif que je viens d’évoquer a toutefois eu pour effet d’atténuer, sinon de faire disparaître, les idées fondatrices de l’université. On les répète encore de façon plutôt mécanique, mais elles voguent dans une sorte de brouillard et l’ardeur au travail trouve ailleurs sa motivation. Lisez les documents justificatifs qui accompagnent les investissements universitaires, les suppléments comme ceux que Le Devoir consacre régulièrement à l’enseignement supérieur, les discours politiques et institutionnels : pour quelques saluts occasionnels à l’importance du savoir et de la culture, on trouve mille plaisantes nouvelles qui veulent surtout démontrer l’utilité des savoirs, qu’ils relèvent de la science pure ou de la philosophie (le retour à l’enseignement de l’éthique est actuellement très prisé sur le marché d’une économie ébranlée par les manipulations frauduleuses, génératrices de récessions). Valorisée et soutenue désormais parce qu’elle est indéniablement utile, et absolument nécessaire, l’université n’est jamais loin d’une forme de soumission tacite (ou consentie?) au « pouvoir souverain », que celui-ci soit politique ou économique.
J’ai souvent goûté et observé avec plus que de la sympathie le procès que lui ont fait pour cette raison tant de contestataires descendus dans la rue au printemps 2012. Mais la plupart d’entre eux ont aussi négocié et obtenu après la crise de sauver leur session d’études, tout simplement parce qu’il le fallait, c’était l’évidence même, leur avenir personnel étant en jeu. La question qui a survécu à cet épisode, mais que le temps de paix semble avoir évacué des écrans, est celle de la définition du rôle et du statut de l’université en société. Certains de nos interlocuteurs considèrent cette discussion caduque. Ils ont été plusieurs, et pas seulement chez les Chambres de commerce, à nous faire savoir que l’université contemporaine est devenue une institution comme une autre, qui doit cesser de s’accrocher à des modèles d’organisation dépassés et à des valeurs de liberté que les grandes chartes protègent déjà suffisamment. Mais ils ont été plus nombreux, lors de nos échanges, ceux qui disent tenir encore à la singularité des missions et valeurs de l’institution. Nous nous sommes inscrits dans cette mouvance, c’était le sens même d’un mandat que nous avions accepté avec conviction.
Peut-on, aujourd’hui, formuler clairement les missions et valeurs spécifiques de l’université et codifier ces nouveaux rapports à la nation dans une Loi-cadre? Tel était le projet qui nous était soumis en février 2013, au sortir du Sommet sur l’enseignement supérieur. J’aborderai la difficulté, car c’en est une énorme, sous les deux angles qui me semblent être les plus grands obstacles à une reconnaissance renouvelée de l’université. Le premier angle touche la formulation elle-même, exercice périlleux et surtout mal compris. Le second, qui peut sembler mineur mais que je crois très révélateur et vraiment inquiétant, est l’absence d’appétit pour l’exercice.
Comment dire
Nous avions posé quatre questions à nos interlocuteurs. La première les invitait à se prononcer sur la nécessité et le contenu de la future Loi-cadre, notamment en précisant leur vision de la mission et des valeurs de l’université. La seconde se demandait s’il existe un modèle québécois d’université, à inscrire éventuellement dans cette loi. Les deux autres portaient sur les principes de gouvernance à retenir ainsi que sur les modalités de la reddition de comptes. Je m’en tiendrai ici à la question initiale.
Fallait-il une loi-cadre? En se ralliant à l’idée, le gouvernement n’avait pas simplement cédé à un goût de légiférer. Il faisait écho à une demande portée par les syndicats de l’enseignement supérieur, notamment et avec force les professeurs, qui réclamaient une charte des universités, inspirée en partie par la Charte de Bologne adoptée par les recteurs – européens surtout - en 1988. (Les professeurs souhaitaient que ce texte émane d’un processus de consultation qui réunisse toutes les parties prenantes à l’université et qui arrive à un consensus en quelque sorte démocratique, ce qui les rendait réticents aux modalités de travail de notre chantier, mais ils y ont néanmoins largement participé et en ont par la suite étudié les résultats avec soin).
À nos consultations de l’été 2013, nous avons ajouté l’étude des principaux textes du genre, qu’ils apparaissent dans des lois ou dans des déclarations, telle celle de l’Association des universités et collèges du Canada en 2013 (Déclaration de l’AUCC sur la liberté universitaire). Curieusement, la question des missions et des valeurs semblait réglée d’avance tant les réponses se ressemblaient, d’où qu’elles viennent sur notre échiquier. La mission de l’université, disait-on presque partout, est triple : l’enseignement, la recherche, le service à la collectivité. Jusqu’à ce qu’une syndicaliste d’une université régionale nous fasse remarquer – je lui voue une gratitude profonde – que ce trio dit fort bien les fonctions de l’université, mais strictement rien de sa mission.
Car n’importe qui, on en conviendra, peut se lancer dans l’enseignement, la recherche, et affirmer servir la collectivité. Les entreprises mondiales du multimédia tendent aujourd’hui à assumer elles-mêmes la formation de haut niveau de leurs employés, font de la recherche de pointe et revendiquent un rôle social notamment auprès des populations défavorisées et des organismes culturels. Ce ne sont pourtant pas des universités. Nous avons donc insisté pour circonscrire la mission spécifique des universités. Pourquoi devraient-elles être reconnues comme des « sociétés distinctes »? Je vous fais grâce des raisonnements qui ont mené à notre proposition, mais elle s’est imposée assez facilement. « Aucun autre lieu, au sein de nos sociétés, n’a un rapport aussi intégral au savoir, de sa création à sa transmission en passant par ses usages et ses voies d’accès. Et aucun autre lieu, au sein de nos sociétés, n’a un rapport aussi libre au savoir qui n’est pas simplement la clé du développement, comme le veut le poncif actuel, mais l’assise de notre capacité de penser le monde, du Moyen Âge à nos jours. » (p.17) Ainsi la mission de l’université, sa charge particulière, devrait la définir comme « fiduciaire des acquis et du développement d’une culture du savoir dont elle assure librement, au premier rang, la création, la transmission, la démocratisation et la critique des usages ».
Si on acceptait d’affirmer aussi formellement un rapport aussi libre au savoir et un devoir aussi clair d’y donner accès, les tâches que sont l’enseignement, la recherche, le service à la collectivité, s’en trouveraient mieux balisées. L‘université pourrait mieux s’appuyer sur un texte constitutif pour préserver l’équilibre entre recherche fondamentale et recherche appliquée, vieux débat qui ne cesse de gagner en acuité. Contrairement à ce qu’on croit, toutefois, nous estimons que l’enseignement est plus menacé que la recherche par l’assujettissement du savoir aux seuls besoins économiques. Alors que le corps professoral et les chercheurs s’inquiètent vivement et constamment des réorientations utilitaires des grands fonds subventionnaires de recherche, ce sont les programmes de premier cycle qui se sont partout transformés en une sorte de chaîne de montage de la main-d’œuvre spécialisée où la finalité économique est première. Tous les « habitants » de l’université contemporaine le savent, plusieurs le déplorent instinctivement, mais les inquiétudes touchant la recherche continuent néanmoins à tenir le haut du pavé. Quoi qu’on espère chez plusieurs, cette « marchandisation du savoir » n’est pas un phénomène réversible, elle correspond à des besoins réels qui vont même aller en s’accentuant. Nous croyons toutefois que l’université et ceux qui l’encadrent ont le devoir de construire et de préserver les équilibres qui empêcheront l’économisme de devenir la valeur phare des études supérieures.
Et s’il fallait se convaincre de l’urgence de poser des balises, on pourra aller voir du côté du troisième terme du trio de fonctions, celui du service à la collectivité. L’UQAM, on le reconnaît, a été pionnière en la matière en créant un service spécifique à cet égard et en inscrivant ce service dans la tâche des professeurs autant que de l’institution. Il s’agissait de « favoriser une plus grande démocratisation de l’accès au savoir auprès des collectivités qui n’ont pas traditionnellement accès à l’université ». Aucun de nos interlocuteurs n’a remis en cause cette fonction relativement nouvelle de l’université mais la belle unanimité masque des divergences. D’une part le concept est encore loin d’être consacré : ni la fameuse Charte de Bologne, ni la Déclaration de l’AUCC n’y ont porté la moindre attention. D’autre part et en l’absence de définition, ce concept est en danger de basculer vers de nouvelles acceptions qui en déforment le sens originel. Il tend à recouvrir les divers partenariats que concluent les universités, sur demande de groupes ou industries, pour produire des formations ad hoc ou des bancs d’essais techniques. Les institutions y trouvent une source appréciable de revenus. Il ne s’agit donc pas de renoncer à ces partenariats mais d’éviter que le « service à la collectivité » adopte une idée beaucoup moins généreuse de ce qu’est la « collectivité », ainsi que de l’accès au savoir par des voies moins traditionnelles.
Se reconnaître une mission de fiduciaire d’une culture du savoir nous a donc semblé essentiel pour clarifier les objectifs fondamentaux, premiers, de l’enseignement, de la recherche, du service. Ce travail a été relativement aisé. Plus ardue a été la définition des « valeurs » que devrait porter – et illustrer - le système universitaire.
L’excès de vertu s’est d’abord trouvé sur notre route. En faisant un stock des valeurs que tout un chacun proposait, nous allions moins à l’université qu’à l’église : intégrité, transparence, tolérance, excellence, ouverture, souplesse, responsabilité, imputabilité, la liste se présentait comme un manuel de la morale à laquelle devrait être tenue toute entreprise et appelé tout individu. Tout en reconnaissant que l’université doit pratiquer ces vertus, il s’agissait plutôt de mettre au jour – et à jour – les valeurs propres à la tradition universitaire. Sans grande surprise, nous nous sommes mis d’accord sur les grandes valeurs héritées : l’autonomie institutionnelle qui, selon la Charte de Bologne, rend l’université « indépendante de tout pouvoir politique, économique et idéologique », suivie de son corollaire, la « liberté académique », fondement de l’indépendance des activités d’enseignement et de recherche, qui les préserve de la censure, de l’intimidation, d’influences indues. Nous y avons ajouté la collégialité – absente de la Charte de Bologne et de la Déclaration de l’AUCC – mais qu’un large consensus québécois reconnaît comme la base du processus décisionnel en milieu universitaire.
Tout allait bien sur papier jusqu’à ce que les échanges portent sur la mise en œuvre de ces forts principes. L’autonomie institutionnelle ne peut plus s’affirmer dans l’absolu et doit composer avec la reddition de comptes dont la nécessité est incontournable, l’État et la collectivité étant désormais en droit de s’attendre à la rigueur au sein de vastes institutions fortement soutenues par les politiques et les fonds publics. La liberté académique trouve désormais des détracteurs – nous en avons rencontré – chez ceux qui estiment que les professeurs en abusent hors de leurs salles de cours et de leur domaine d’expertise pour se joindre en divers forums aux « indignés » qui souhaitent le renversement des pouvoirs établis. Quant au modèle collégial, qui impose l’existence d’instances participatives, il s’accommode bien mal des paramètres de la « bonne gouvernance », credo issu de « think tank » internationaux de bonne volonté qui ont voulu réagir aux dérives scandaleuses des milieux financiers. Parler de l’université comme d’une communauté apte à se gouverner en bonne partie elle-même apparaît à plusieurs comme une proposition surannée, survivance de l’ancienne tour d’ivoire. Intégrer ces valeurs à une loi fait ainsi craindre de leur donner ascendant absolu.
Toujours au chapitre des valeurs, nous avons tenu à inscrire, à côté des héritages à préserver, des aspirations de notre temps. L’égalité des chances, par exemple, était une idée ignorée ou dangereuse il y a à peine un demi-siècle. La coopération entre institutions nous semble être une valeur préférable à la concurrence si les universités poursuivent la conquête et la diffusion libre du savoir plutôt que leur place dans la seule économie du savoir. Enfin le souci d’une action de proximité nous semble devoir équilibrer, plus que jamais, l’inévitable uniformisation qu’amène l’internationalisation de l’institution universitaire, soumise à la chape de classements mondiaux dont aucun critère ne tient compte de l’appartenance à une société particulière.
Nous avons proposé de réunir la mission et les valeurs de l’université dans un préambule à la Loi-cadre en y ajoutant, avec la même solennité, l’engagement de l’État à souscrire conjointement avec les établissements aux principes contenus dans cette charte, et à s’en faire le défenseur.
Les lendemains
Tout cela, vous en conviendrez, ne manquait pas de grandeur et devait empêcher le triomphe absolu des servitudes qu’imposent notre temps et nos nouvelles fonctions. Le résultat net, comme le suggère un autre titre connu de Vigny, est que nous avons lancé une « bouteille à la mer » et qu’elle n’a pas – du moins pas encore – trouvé preneur.
Les raisons, en apparence, sont prosaïques. D’une part le gouvernement qui avait créé notre chantier a connu la défaite électorale moins de six mois après la réception de notre rapport. D’autre part le milieu associatif est plus passionné, dans l’immédiat, par un débat discret mais pressant, celui qu’entraîne la création d’un Conseil national des universités dont les pouvoirs seront assez étendus et dont la composition, par conséquent, est cruciale puisque ce Conseil sera l’interlocuteur principal du ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Science.
Normalement et logiquement, la création de ce CNU aurait dû s’imbriquer dans la future Loi-cadre, les objectifs d’un système devant précéder l’adoption de ses moyens. Mais il se peut que l’idée même d’une Loi-cadre soit en voie de passer aux pertes. Paradoxalement, notre volonté de proposer un préambule qui ait valeur de charte mais qui ne se contente pas de considérations générales, qui engage l’État et les universités envers une mission et des valeurs précises, qui puisse donc servir de référence pour soutenir les décisions touchant l’enseignement supérieur, a peut-être eu pour effet net de rendre inquiétante l’idée d’une Loi-cadre qui servirait évidemment d’outil d’interprétation général des politiques gouvernementales touchant l’enseignement et la recherche. Bref, en plaidant pour la reconnaissance de l’université comme « société distincte », avons-nous fait surgir le spectre de l’Accord du lac Meech et la crainte qu’avait suscitée l’enchâssement de dispositions particulières à une province? Chose certaine, le gouvernement de 2013 s’est montré ouvertement réticent à inscrire dans une loi les valeurs d’autonomie institutionnelle, de liberté académique, de collégialité, elles étaient évacuées du discours officiel dès le mois suivant la réception de notre rapport. Au même moment, alors qu’il était question de relever légèrement les budgets universitaires, il est vite devenu évident que ce réinvestissement serait ciblé sur des objets précis, déterminés par l’État et non par les établissements, selon une formule analogue à celle que privilégie depuis longtemps le gouvernement fédéral. Il y a là un resserrement en provenance du « pouvoir souverain » et il s’harmonise mal avec le principe de l’autonomie institutionnelle.
Si ma lecture de cette réticence est la bonne, elle devrait soulever un peu d’inquiétude. Car en l’absence de texte de type constituant, j’en suis convaincue, l’université d’aujourd’hui demeure ouverte à tous vents et toutes interventions, qu’il s’agisse de virages internes dictés par le triomphe du paradigme fonctionnaliste ambiant, ou qu’il s’agisse de réorientations imposées de l’extérieur par une lecture étroite de la contribution universitaire au développement de la collectivité. À l’ère des chartes, il est étonnant que le milieu universitaire ne se mobilise pas autour de cet enjeu, et qu’il semble même y être indifférent. Le contraste avec la vivacité des débats de 2012 est sidérant.
Concluons sur une note plus légère. Se peut-il que nos grands débats obéissent parfois aux règles plutôt futiles de la mode? Je porte une attention assez soutenue aux programmes des maisons d’édition, en milieu universitaire et ailleurs. J’ai observé les effets de vague. Les essais de type constitutionnel, notamment sur les relations Québec-Canada, ont monopolisé les rayonnages de nos bibliothèques pendant plus d’une trentaine d’années avant les échecs des Accords de Meech (1990), de Charlottetown (1992) et le dernier référendum québécois sur la souveraineté (1995). Ils ont été remplacés par la question autochtone et les débats sur l’environnement, qui tendent tous deux à s’amenuiser aujourd’hui au profit des thèmes de la pluralité ethnique et de la mondialisation économique. Dans ce parcours, les derniers moments de réflexion intense sur l’université datent de la fin des années 60 – avec les grands mouvements étudiants – et s’achèvent avant la fin du XXème siècle, notamment avec la Charte de Bologne (1988) et sa récupération par les accords européens qui tendent à uniformiser les formations pour faciliter la circulation des étudiants et des diplômés. Nous sommes aujourd’hui en disette d’essais sur l’université. Au Québec, l’effervescence pourtant énorme du printemps 2012 n’a suscité qu’une dizaine d’ouvrages qui ont obtenu peu d’écho et dont le séjour en librairie est déjà terminé. Les universitaires semblent donc s’intéresser fort peu au sort de leurs propres institutions, de leur propre cadre de vie. Cela peut signifier qu’ils ne sont pas aussi narcissiques qu’on le croit, ou qu’ils sont peu ou pas inquiets de l’avenir de leur lieu d’appartenance.
La deuxième hypothèse a ma faveur, et je le regrette. Il me semble que le sort de l’université, dans nos sociétés, est un sujet et un objet qui commandent de « voir grand ». J’espère donc qu’une relève se manifeste pour s’y intéresser. Comme l’écrivait aussi le poète Vigny, à propos de la bouteille à la mer qui était à ses yeux symbole de science, on peut « perdre des vaisseaux mais pas des pensées ».
Écrivaine, journaliste, éditrice, analyste administratrice, Lise Bissonnette se consacre depuis 2009 à des travaux personnels de recherche après avoir dirigé de grandes institutions québécoises, dont le quotidien Le Devoir (1990-1998) puis Bibliothèque et Archives nationales du Québec. BAnQ est devenue sous sa gouverne le plus important établissement culturel du territoire, tant par sa taille et son implantation que par la diversité de ses missions. Écrivaine, elle est l’auteur d’ouvrages de fiction et d’essais. Entre autres distinctions, elle a reçu neuf doctorats honoris causa décernés par des universités du Québec, du Canada et des États-Unis, elle est membre de l’Académie des Lettres du Québec et a reçu en 2010 le Prix du Québec pour sa contribution culturelle. Doctorante en lettres françaises à l’Université de Montréal où elle prépare une thèse en histoire littéraire, elle préside depuis février 2013 le Conseil d’administration de l’Université du Québec à Montréal. Le rapport du chantier sur une Loi-cadre des universités, qu’elle a préparé en coprésidence avec M. John R. Porter, a été remis au gouvernement du Québec en septembre 2013.