Robert Blades et Thomas Berton, Carleton University
Mais comment parvient-on donc à éplucher des centaines de boîtes d’archives où s’entassent pêle-mêle lettres, procès-verbaux de réunion, notes de conférence, photos, questionnaires, documents juridiques et même un poème et les transformer en frise chronologique sur l’existence de la Fédération de 1940 jusqu’à nos jours? C’est précisément la question que nous nous sommes posée au cours de l’été de 2015 qui vient de s’achever. Et, tout d’abord, qui sommes-nous? Deux étudiants préparant une maîtrise en histoire publique à la Carleton University d’Ottawa. Thomas consacre sa recherche aux jeux de société et Rob étudie les liens entre phonologie et mémoire. En mai, nous avons commencé à étaler le contenu de centaines de boîtes retraçant les origines de la Fédération depuis la formation de deux conseils de recherche distincts — le premier dédié aux humanités et le second aux sciences sociales — jusqu’à leur fusion en 1996.
Bien sûr, des moments historiques importants comme la formation du Conseil des arts du Canada, la création du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) ou l’unification des deux secrétariats étaient consignés dans la prose des lettres tapées à la machine ou manuscrites et des procès-verbaux des réunions. Mais dans ce feuilleté d’informations que recelaient ces boîtes, d’importantes anecdotes historiques étaient mises au jour — brèves et simples, et pourtant jamais banales. D’où surgissent différents noms qui viennent frapper à votre porte à l’improviste. Éloignés de la mémoire populaire ou des ouvrages qui les ont rendus célèbres, nous retrouvons leur correspondance courante. Par exemple, parmi des douzaines de lettres se trouve un simple chèque émis à l’ordre de Pierre Trudeau pour le remercier d’avoir rendu possible la publication d’un manuscrit. Devenu premier ministre, Trudeau eut à superviser plus tard la création du CRSH. On y trouvait aussi une correspondance du Conseil de recherche en sciences sociales (CRSS) évoquant les talents d’un jeune penseur promis à un brillant avenir. Il s’agissait en l’occurrence du philosophe canadien George Grant.
Il nous a été donné d’apprendre également la faillibilité des grands noms de la recherche. Harold Innis, l’un des co-fondateurs du Conseil canadien de recherche en sciences sociales choisit de rédiger à grande peine sa correspondance à la main. Nous avons passé des heures à tenter de déchiffrer les gribouillages d’Innis. Et en effet, dans une lettre adressée à un ami en 1947, le secrétaire du conseil John Robbins faisait déjà remarquer le caractère illisible de l’écriture d’Innis. Nous n’étions apparemment, pas les seuls.
Bien que le fonds d’archives témoigne des interventions sporadiques de personnalités canadiennes illustres, la survie et la prospérité de la Fédération est redevable aux activités des secrétariats et de ses membres. Ils ont dû faire face à des années de précarité financière contrecarrées par des efforts de lobbying incessant; travailler sans relâche pour promouvoir la recherche universitaire canadienne et faire en sorte qu’elle soit publiée; échafauder des projets de communication à la radio et dans la presse écrite afin d’élargir leur représentation publique; organiser des rencontres annuelles de sociétés savantes à la grandeur du Canada pour rassembler les chercheurs. Ils ont créé ainsi une authentique communauté des sciences humaines au Canada.
Une des constatations générales qui s’impose au sujet du passé de la Fédération est à quel point certaines préoccupations ont été intenses et constantes, y compris le souci concernant la mise en valeur de ces disciplines et la lutte perpétuelle pour obtenir les ressources et la reconnaissance voulue dans les officines du pouvoir. Au fil des ans, que ce soit en 1940, en 1957 ou en 1990, la correspondance revient sur ces difficultés encore et encore tout en demeurant subordonnée aux conjonctures et aux contingences historiques. Un autre fil conducteur commun est le réel pouvoir fédérateur et l’engagement de la Fédération et de ses prédécesseurs en vue de la mobilisation de la communauté. Dans ce 75e anniversaire, l’occasion nous est donnée de réfléchir à cette histoire riche et importante —et de comprendre dans quelle mesure la Fédération est demeurée fidèle à sa mission et vouée à la recherche dans les sciences humaines en se faisant pendant des décennies l’interprète des aspirations des chercheurs.
Notre implication dans ce projet a été une source de leçons profitables à propos de la recherche historique. Sur le plan pratique, nous avons appris à composer un récit cohérent à partir d’une montagne de documents sous la contrainte du calendrier. Mais nous n’avons fait qu’effleurer la surface. Les archives textuelles sont des ressources incroyablement riches et porteuses. D’autres modalités de recherche – notamment les entretiens oraux – promettent de raconter une histoire plus exhaustive. En toute modestie, l’histoire que nous racontons pâlit en comparaison de tout ce nous pourrons entendre. Comme toujours, il y a beaucoup plus de travail à faire.