Dérogation de l’exécutif à la Charte canadienne des droits et libertés

Blog
10 décembre 2014
Auteur(s) :
Pearl Eliadis

Par Pearl Eliadis

Pearl Eliadis est avocate à Montréal. Elle enseigne à la Faculté de droit de l’Université McGill et est membre à part entière du Centre pour les droits de la personne et le pluralisme juridique. 

Cette note de blogue est une contribution faite à l’occasion de la Journée des droits de l’homme, célébrée le 10 décembre.

Ce texte est tiré des pages d’introduction de Speaking Out on Human Rights: Debating Canada’s Human Rights System (McGill-Queen’s University Press, 2014). 

Il existe un large consensus au Canada en matière de droits de la personne. Entre 2010 et 2012, des enquêtes de Focus Canada ont révélé que plus de 70 pour cent des répondants estimaient que la Charte canadienne des droits et libertés était un symbole important de l’identité nationale canadienne. Seulement la question des soins de santé obtenait une cote plus élevée[1].

Cet engagement est de plus en plus menacé. En 2006, Ray Pennings et Michael Van Pelt publiaient un article qui décrivait le modèle de gouvernement institué après l’élection de Pierre Trudeau aux fonctions de premier ministre comme opérant sur la base d’un «  consensus pancanadien » fondé, entre autres, sur la tolérance et une « politie des droits de la personne audacieuse ». D’après les auteurs, ce consensus pancanadien s’est dégradé, remplacé par un « nouveau consensus » faisant abstraction du multiculturalisme, de la tolérance ou des droits de la personne[2]. Thomas Walkom, du Toronto Star, l’a qualifié de façon mémorable de « consensus nouveau et sombre »[3].

Une de ses caractéristiques principales est la marginalisation systématique, par le gouvernement fédéral, des droits de la personne et de la Charte. En 2006, le gouvernement fédéral a mis fin au Programme de contestation judiciaire (CCP), qui avait financé au nom de la Charte le litige contestant avec succès des lois et des pratiques discriminatoires[4]. Des organismes à but non lucratif efficaces et établis de longue date ayant des mandats en matière de droits de la personne ont perdu leur soutien financier ou ont vu leur statut d’organisme de bienfaisance faire l’objet d’un réexamen approfondi[5].

En décembre 2012, Edgar Schmidt, avocat principal au ministère fédéral de la Justice, a intenté une poursuite alléguant que le ministère ne respecte pas son obligation d’informer le Parlement lorsqu’une nouvelle loi proposée risque de violer la Charte[6]. Les allégations n’ont fait l’objet d’aucune preuve devant les tribunaux, mais elles expliquent pour partie la non-conformité déroutante aux droits de la personne élémentaires.

Que l’on examine la question des peines minimales obligatoires : elles ont échoué à réaliser les objectifs punitifs traditionnels, y compris la proportionnalité entre le crime et la sanction, sans parler de la réduction de la criminalité[7]. Leur constitutionnalité est incertaine[8]. Lorsque le gouvernement fédéral a promulgué le projet de loi C-10, Loi sur la sécurité des rues et des communautés[9], des experts ont déclaré que les peines minimales obligatoires échoueraient également à s’avérer acceptables, spécialement au regard de la population carcérale qui croît le plus rapidement – à savoir celle des femmes ayant des problèmes de santé mentale et des Autochtones[10].

Le projet de loi C-31 – Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada – crée une nouvelle classe d’« étrangers désignés », passibles de détention sans avoir eu droit à tous les recours prévus pour une période de six mois qui est essentiellement obligatoire, sans mandat, automatique et soustraite à examen suivant l’examen initial obligatoire[11].

En 2014, la Cour fédérale a qualifié de « cruelles » et inconstitutionnelles les réductions du gouvernement fédéral dans un programme fédéral de la santé en faveur de demandeurs d’asile et d’autres personnes recherchant la protection du Canada[12].

Ce ne sont là que quelques exemples d’une tendance de l’exécutif à la dérogation, par laquelle les fonctionnaires du ministère fédéral de la Justice sont essentiellement tenus, sauf circonstances exceptionnelles, d’ignorer la Charte[13]. L’absence flagrante d’intérêt dans le fondement empirique qui pourrait appuyer de nouvelles lois et politiques publiques a amené un chercheur à parler avec esprit de la transition d’une politique fondée sur des éléments probants à une prise de décision fondant la preuve[14]. L’érosion du respect pour la Charte canadienne des droits et libertés depuis 2006 éloigne le Canada de la primauté du droit et favorise un climat préjudiciable pour les institutions et les défenseurs des droits de la personne.


[1]               Focus Canada 2010, 2011, 2012. En ligne : <http://www.environicsinstitute.org/institute-projects/current-projects/focus-canada>.

[2]               Ray Pennings and Michael Van Pelt, “Replacing the Pan-Canadian Consensus,” Policy Options (mars 2006). À la page 53, les auteurs font référence à « une politie des droits audacieuse s’identifiant à la tolérance par-dessus la définition ». Leur description du « nouveau consensus » n’inclut pas le multiculturalisme, la tolérance ou les droits de la personne. L’article a été republié en ligne sur le site Web de Cardus, un groupe de réflexion conservateur d’inspiration chrétienne. En ligne : < http://www.cardus.ca/columns/446/>.

[3]               Thomas Walkom, “Harper’s New, Grim Consensus,” Toronto Star (3 février 2010), en ligne : Toronto Star <http://www.thestar.com/opinion/ article/759582--harper-s-new-grim-consensus#article>.

[4]               Le PCC a été créé par les libéraux de Trudeau en 1978 afin d’appuyer les droits linguistiques et élargi par la suite pour couvrir les droits à l’égalité lors de l’entrée en vigueur de la Charte en 1985. Le gouvernement a mis la hache dans le programme en 2006, bien que la composante relative aux droits linguistiques ait été rétablie en 2008.

[5]               Au nombre de ceux-là, 52 organismes de bienfaisance progressistes soumis à vérification par l’Agence du revenu du Canada depuis 2012 et une série de décisions visant à priver du soutien financier gouvernemental des organismes à but non lucratif de premier plan, y compris des groupes qui luttent pour l’égalité entre les sexes, des services d’établissement des immigrants, des organisations de coopération internationale et le Réseau juridique canadien VIH/sida. Voir Institut Broadbent, Stephen Harper's CRA: Selective audits, "political activity," and right-leaning charities (2014), en ligne : <https://www.broadbentinstitute.ca/en/issue/stephen-harpers-cra-selective-audits-political-activity-and-right-leaning-charities>; Lawyers Rights Watch Canada, Canada: The Shrinking Space for Dissent in Canada | Report - Déclaration écrite à la 26e Session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies (mai 2014). En ligne : <http://www.lrwc.org/category/publications/un-reports/un-statements/>.

[6]               Edgar Schmidt c. Le Procureur général du Canada, Déclaration, T-2225-12 (Cour fédérale).

[7]              Voir, par ex., Eric Luna, “Mandatory Mandatory Minimum Sentencing Provisions under Federal Law” (Testimony to the United States Sentencing Commission, May 27 2010). En ligne : Cato Institute <http://www.cato.org>.

[8]               R. v. Smickle, 2013 ONCA 678.

[9]               Projet de loi C-10, Loi édictant la Loi sur la justice pour les victimes d'actes de terrorisme et modifiant la Loi sur l'immunité des États, le Code criminel, la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et d'autres lois, 41e législature, 1re Session, 2012 (sanctionné le 13 mars 2012) SC 2012, ch. 1. Le projet de loi C-10 est entré en vigueur en juin  2012.

[10]             John Edwards, Willie Gibbs, and Ed McIsaac, “Jails Don’t Keep People Out Of Jail,” The Globe and Mail (5 janvier 2012) A15, en ligne : The Globe and Mail <http://www.theglobeandmail.com/commentary/jails-dont-keep-people-out-of-jail/article1357501/>.

[11]             Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada (L.C. 2001, ch. 27). Voir les par. 20.1 et 57.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27)

[12]             Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Le Procureur général du Canada, 2014 CF 651.

[13]             Ci-dessus, note 8.

[14]             David Macdonald, « Attaque sur les politiques publiques basées sur des éléments de preuve », prononcé à la réunion Voices-Voix sur le thème « L’État et la santé de la démocratie au Canada », Ottawa, le 11 mai 2012.