Joan Sangster, présidente, Société historique du Canada et Stephen Toope, président, Fédération des sciences humaines
À la suite de cinq débats télévisés des chefs à l’occasion des élections fédérales canadiennes de 2015, Joan Sangster, présidente de la Société historique du Canada et Stephen Toope, président de la Fédération des sciences humaines exposent le rôle crucial, mais souvent négligé de la recherche des experts, de la production de savoir et des faits probants menant à la compréhension des enjeux urgents qui façonnent nos décisions politiques.
Ah, rien de tel que les débats électoraux pour démontrer à quel point des « faits » peuvent prêter à contestation. Dans les cinq débats tenus à ce jour, les chefs de partis étayaient leurs affirmations par des faits, chacun prétendant détenir seul les faits véridiques et contredisant ceux qui étaient mis de l’avant par l’autre. L’analyse des experts a alors l’avantage incontestable d’apporter des preuves fiables et de pondérer l’importance des questions qui méritent de figurer parmi les enjeux d’une élection. Trop souvent, cependant, la recherche est jugée ésotérique—relevant d’un enseignement accessible aux initiés, mais non au reste de la société. Les questions inhérentes au soutien et à l’encouragement de la recherche ne retiennent, certes pas, l’attention des médias à l’instar de la crise des réfugiés, de la précarité économique ou des choix difficiles qui s’imposent en matière de politique sociale. Nous devons l’admettre : le défi que pose la recherche ou la production de savoir n’est pas très sexy et plutôt ennuyeux. Mais ne méritent-ils pas d’être pris en considération dans une élection? Ce serait une erreur de le croire.
La recherche reposant sur des données probantes est indispensable pour la compréhension de nos questions urgentes : sans connaître notre passé dans les domaines de l’immigration et de l’accueil des réfugiés, comment agirons-nous à plein escient? Sans la contribution des économistes politiques analysant les différents programmes de tarification du carbone, comment pouvons-nous juger les conséquences de nos décisions à court et à long terme? Sans l’apport des spécialistes en sciences sociales comparant les programmes de garde d’enfants dans le monde et au Canada, comment saurons-nous lequel choisir?
La recherche est une musique de fond en temps d’élection : elle configure les sondages, les stratégies, la vérification des faits et les jugements prononcés par les observateurs au petit écran. Mais elle devrait être bien davantage : la production de connaissances dans le domaine des sciences humaines façonne la compréhension que nous avons de notre histoire, des transformations mondiales et des choix politiques qui nous sont ouverts. Préserver la qualité de la recherche fondée sur des faits avérés, en assurer la diffusion auprès du plus grand nombre et former la prochaine génération de chercheurs constituent des investissements judicieux au Canada. Voici quatre exemples qui nous rappellent que les choix électoraux sont tributaires de la production de connaissances.
Combien de fois, au cours d’une élection, les journalistes n’ont-ils pas cité la phrase « Aucun c’en est un de trop »? Extraite du titre de l’ouvrage d’Irving Abella et Harold Troper retraçant l’histoire de la réponse donnée par l’État canadien à l’exode des réfugiés juifs fuyant l’Europe avant la Seconde Guerre mondiale, cette citation est devenue le symbole d’une politique malavisée en matière de réfugiés, dictée par des préjugés ethniques, des manœuvres politiciennes et d’un échec du leadership. Publié il y a plus de trente ans, None Is Too Many est plus qu’un slogan accrocheur qui nous rappelle un passé humanitaire peu glorieux. Il témoigne d’une recherche structurante et documentée devenue partie intégrante de la compréhension de notre histoire et des choix politiques actuels.
La réconciliation avec les peuples autochtones, le règlement des revendications territoriales et la réponse aux énormes déficits sociaux et éducatifs dans les collectivités autochtones n’ont été mentionnés qu’en passant pendant la campagne électorale. Qu’il s’agisse des débats entourant le respect des traités, les pensionnats ou l’accès à l’eau potable, la recherche a un grand poids sur les décisions des tribunaux, nos orientations politiques et sur notre perception de nous-même comme nation. La recherche historique a apporté des révélations troublantes sur les expériences menées dans les pensionnats dans le domaine de la santé et permis le recueil et le partage des témoignages des survivants. Si tirer parti de ces connaissances pour créer les conditions d’un avenir plus engageant demeure une décision politique, nos choix doivent reposer sur une compréhension précise, étendue et coopérative.
Les constatations de la recherche concernant la politique économique et sociale font l’objet de débat et il est juste qu’il en soit ainsi. Plus les études seront exactes et de grande qualité, plus étendue sera la portée de notre vision internationale et plus avisés seront nos choix. La recherche a montré comment des services de garde d’enfants de haute qualité—ou leur absence—se répercute sur l’égalité entre les sexes, la participation au marché du travail, la santé de la famille et de l’enfance. L’histoire nous enseigne que la politique fiscale crée rarement des places en garderie et que l’accès universel aux services de garde leur confère le caractère d’un investissement social plutôt que d’une stigmatisation.
Mentionner le recensement peut amener quelques-uns à bâiller. Qui pourrait imaginer qu’une étude statistique remontant au XIXe siècle soulèverait autant de débats? Mais à juste titre : le formulaire du recensement détaillé nous a aidés à comprendre les tendances économiques, à faire face à des questions sociales problématiques et à planifier l’avenir de nos communautés. Abandonner le formulaire long—contre l’avis des chercheurs—s’est révélé désastreux pour l’état de notre compréhension du Canada.
La liste pourrait s’étendre : absolument tout, depuis l’enjeu de la protection de l’environnement à celui des relations internationales, doit reposer sur une recherche exhaustive et axée sur les faits. Quelle que soit l’issue du scrutin, le prochain gouvernement devrait prendre note: garantir les normes les plus élevées de la production de connaissances et susciter une nouvelle génération de chercheurs ne sont pas des questions marginales. Ce sont là des investissements essentiels à notre avenir.