Blogue invité par Constance Morley, Ph. D., Études de conflits, Université Saint-Paul
Les événements survenus récemment aux États-Unis nous rappellent brutalement que des courants de haine et de pensée racistes peuvent se cacher dans les pensées intimes des gens jusqu’à ce qu’ils soient interpellés ou provoqués. Certains ont peut-être malheureusement été élevés par des parents qui ont raté les cours d’histoire des années 1960, lesquels ont sensibilisé les Nord-Américains aux graves inégalités, à la ségrégation en Amérique et à la nécessité d’apprendre la vérité sur le colonialisme. Les gouvernements ont lentement commencé à s’attaquer aux injustices raciales, en Amérique et ailleurs, offrant un soutien politique à une plus grande diversité culturelle. Néanmoins, des sous-courants de racisme persistent dans la société ou réapparaissent sous de nouvelles formes. En Amérique, divers groupes militant pour le « pouvoir blanc »[1] se sont lentement formés depuis la guerre du Vietnam et se sont rassemblés, faisant cause commune d’idées comme l’ethnonationalisme blanc et la haine à l’égard des gouvernements et rêvant d’un pays exclusivement blanc.
Avant l’ascension de Donald Trump dans la politique américaine, on était moins conscients des problèmes de racisme qui perdurent et des groupes en faveur du pouvoir blanc. Pendant la campagne électorale américaine de 2016, je donnais un cours de deuxième année sur la justice sociale, les inégalités et les conflits (à l’Université Saint-Paul) et j’ai ressenti le devoir d’engager avec mes étudiants des discussions sur les idéologies, la misogynie, le racisme et la violence (entre autres sujets) en raison de la nature déplorable des discours, des antécédents personnels et des rassemblements politiques de Trump. Un bon nombre d’étudiants y ont assisté, et j’étais heureuse de leur participation soutenue et de l’intérêt que ces discussions suscitaient.
Cependant, lors du dernier cours, quelques jeunes hommes assis au fond de la salle ont annoncé qu’ils appuyaient les idées de Trump! J’ai senti mon cœur sombrer, mais je leur ai rapidement répondu que l’histoire du racisme rendait moralement inacceptable d’appuyer Trump. Alors que j’exprimais mon choc et ma consternation, je les entendais rire et ricaner. Puis le cours a pris fin. J’étais triste qu’un tel fossé dans la compréhension des droits de la personne et de la nécessité de la démocratie ait fait partie de l’expérience d’apprentissage du groupe.
Il est important de noter que je n’utilise pas cet événement pour qualifier de racistes ces étudiants ricaneurs. Peut-être que ceux qui appuyaient Trump avaient manqué le cours et la discussion sur l’inhumanité raciste de Trump alors lorsqu’il faisait pression pour incarcérer les « cinq de Central Park ». J’espère également qu’en tant qu’étudiants, ils ont trouvé la capacité de changer d’idée quant à leur appui de Trump. Néanmoins, ces rires m’ont tristement rappelé que la culture colonialiste et le racisme sont des problèmes de longue date au Canada.
Ce fossé de compréhension fut certainement insultant pour les nombreux étudiants qui avaient consacré toute leur session à des recherches et des discussions réfléchies sur le racisme envers les personnes de couleur au Canada, les problèmes de la communauté LGBTQ et la discrimination envers les femmes, entre autres sujets. Alors que beaucoup d’étudiants avaient raconté des expériences de discrimination bien senties et leurs luttes personnelles pour se comprendre et se soutenir mutuellement, la froideur des rires entendus à la fin de la session a donné l’impression d’un acte de trahison à l’égard de la confiance qui est fondamentalement requise dans un milieu collégial et une communauté. Peut-être que d’autres partisans de Trump ont tu leur désaccord avec nos discussions tout au long de la session ou peut-être ont-ils en quelque sorte masqué ou caché leur opinion en classe.
Les efforts que j’ai déployés pendant ce cours de 2016 pour expliquer l’importance historique d’une société démocratique soutenant les droits de la personne, par opposition aux formes de gouvernement fascistes, communistes et dictatoriales, m’ont semblé très inadéquats en entendant ces rires. Ce fossé de compréhension souligne qu’il est nécessaire que notre système d’éducation aborde davantage les concepts qui influencent la culture politique, les institutions, les règles et les coutumes qui soutiennent le racisme.
Depuis la campagne électorale américaine de 2016, la nécessité de s’attaquer au racisme au Canada a été mise en évidence par des événements tels que la fusillade à la mosquée de Québec, les discussions publiques de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et la montée du mouvement « Black Lives Matter ». L’obligation morale de s’attaquer au racisme, qui prend ses racines dans la science réfutée des années 1800, fait naître ces questions : comment des étudiants canadiens peuvent-ils ressentir quelque lien que ce soit avec le racisme et la haine que Trump ranime et comment est-on attiré par les groupes racistes?
Bien qu’il ne soit pas possible d’étudier ici les recherches universitaires sur le sujet, nous pouvons nous pencher brièvement sur certains groupes qui ont récemment fait la une des journaux, comme les Proud Boys, qu’on associe à Trump et à la tentative d’insurrection du 6 janvier contre le gouvernement américain. Les Proud Boys ont agi sans attirer beaucoup d’attention au Canada, dirigés par Gavin McInnes qui a écrit et annoncé publiquement ses opinions en faveur de Trump et ses « appels à la violence »[2] lors de rassemblements politiques. McInnes a également écrit que les femmes devraient être des maîtresses de maison au lieu de perdre leur temps au travail. Il est essentiel de noter que les Proud Boys sont connus pour leur vaste stratégie de communication en ligne et qu’ils s’infiltrent dans les universités par l’entremise de groupes d’étudiants conservateurs[3]. Ainsi, il est important de comprendre le mouvement de conservatisme à l’égard d’idéologies politiques extrêmes, car sa portée publique, notamment auprès des étudiants universitaires, pourrait bien se poursuivre.
Gavin McInnes a écrit sur les Proud Boys pour les faire apparaître comme des alt-light, par opposition aux alt-right (les partisans de la droite alternative), connus pour leurs liens avec le nationalisme blanc et les groupes néonazis qui croient au « nettoyage ethnique, au génocide blanc, au déni de l’holocauste et à la suprématie blanche »[4]. Des recherches indiquent que certains membres s’étant joints à des groupes tels que les Proud Boys ont d’abord été attirés par du contenu en ligne qui présentait les hommes comme les victimes des changements sociaux et du féminisme. La découverte de cette « androsphère » sur Internet ouvre la porte à du contenu sur l’idéologie raciste et les théories du complot qui « diabolisent » les groupes libéraux de gauche et toute personne s’opposant aux vues conservatrices. Madame Kutner explique que « l’impression d’exclusion sociale laissée par les changements démographiques et l’abandon des valeurs traditionnelles a rendu de nombreux étudiants conservateurs du campus vulnérables au recrutement »[5] réalisé hors campus par des groupes extrémistes tels que les Proud Boys.
La crainte d’amoindrir le statut social des « Blancs » était partagée par les recrues des Proud Boys et les partisans de Trump. La réprobation publique des Proud Boys, qualifiés de violents extrémistes et terroristes blancs, semble pour l’instant avoir calmé les groupes militant pour le pouvoir blanc ainsi que leurs médias sociaux.
Cependant, madame Belew explique que le rassemblement du 6 janvier à Washington était en réalité une « démonstration de puissance »[6] ayant pour but d’attirer et de radicaliser plus de personnes qui sont frustrées par le gouvernement et la démocratie. L’émergence du cryptofascisme (l’admiration ou l’appui cachés du fascisme) laisse également supposer que les militants du pouvoir blanc et les groupes de droite continueront à attirer des membres. Le cryptofascisme utilise des stratégies de communication dans les sphères publiques pour éviter d’être reconnu par les individus et les groupes centristes et de gauche. Ses adeptes en attirent d’autres, lors de discussions en ligne ou en personne, par la camaraderie, la manipulation émotionnelle, le rejet de tout blâme, la désignation de boucs émissaires, les mèmes, la plaisanterie, la pédanterie et les symboles secrets, pour ne donner que quelques exemples[7].
Les données indiquent que des personnes pouvant être psychologiquement vulnérables pourraient rechercher un sentiment d’appartenance et d’autoprotection dans « l’androsphère » et les théories du complot. Le cryptofascisme leur procure ce sentiment d’appartenance en renforçant l’importance des luttes, qu’elles croiront communes, contre le gouvernement, les groupes libéraux et de gauche et les groupes racisés qui sont tous considérés comme « l’ennemi ».
Les années consacrées à ma thèse m’ont aidée à imaginer comment je pourrais essayer d’éviter les fossés de compréhension qui sont attribuables au cryptofascisme ou à d’autres efforts pour masquer les opinions racistes. On pourrait notamment proposer aux étudiants, au début de chaque cours, une discussion sur le « principe de la cohérence générique » selon lequel, en vertu de son humanité, chacun a les mêmes droits génériques à la liberté et au bien-être. Ce principe exige une réflexion et une action qui reconnaissent que les besoins des autres sont plus importants que nos simples désirs : chacun doit accepter « d’agir en accord avec les droits génériques des destinataires de ses actes comme des siens propres »[8]. Toute personne rationnelle doit convenir du principe de la cohérence générique, qui est la base de la confiance mutuelle et des relations amoureuses, ou subir inévitablement la douleur de se contredire elle-même. Autrement dit, une personne est vouée à lutter contre elle-même dans la perte de compréhension et de connaissances qui accompagne le déni des droits d’autrui, comme c’est le cas pour le racisme ou l’ignorance de la pauvreté. Les étudiants doivent également apprendre que lutter pour la connaissance et la compréhension de situations impliquant les droits de la personne nécessite des « justifications morales »[9].
La personne qui se contredit elle-même souffre d’une douleur absolue, car elle perd sa propre capacité à penser rationnellement, nécessaire à la moralité, dans son déni des droits d’autrui et la perte de la pensée et de la compréhension d’autrui. Par exemple, les personnes qui nient le principe de la cohérence générique en s’engageant dans le racisme et le non-respect de leurs semblables se privent des connaissances requises pour agir dans la moralité. Le déni de ce principe et des droits d’autrui entraîne la perte d’un « équilibre mental »[10] qu’on acquiert autrement dans une communauté saine, où les membres jouissent de possibilités d’éducation et d’emploi pour s’épanouir.
La perte de cet équilibre mental peut expliquer en partie les vulnérabilités psychologiques liées à l’attirance pour des groupes virtuels qui contribuent à façonner le mouvement du pouvoir blanc. Il faut faire preuve d’audace pour discuter de la perte de « l’équilibre mental » en ce qui concerne les vulnérabilités, le racisme, la haine et l’escalade de conflits qui peuvent menacer les communautés démocratiques. Une salle de classe universitaire peut devenir une communauté collégiale si elle cultive une mutualité partagée qui peut résulter, par exemple, de la compréhension du principe de la cohérence générique et du respect des droits de chacun comme fondement essentiel à l’acquisition de connaissances. Il faut partager la mutualité et les droits de la personne avant d’étudier et d’aborder des méthodologies et des concepts qui sont utilisés dans des théories enracinées dans la culture colonialiste et qui doivent changer.
[1] Traduction libre. Voir BELEW, Kathleen. Bring the War Home: The White Power Movement and Paramilitary America, Harvard University Press (EPUB), 2018.
[2] Traduction libre. Voir KUTNER, Samantha. Swiping Right: The Allure of Hyper Masculinity and Cryptofascism for Men Who Join the Proud Boys, International Centre for Counter-Terrorism – The Hague, 2021, page 3.
[3] Idem, page 6.
[4] Idem, page 5.
[5] Idem, page 6.
[6] Traduction libre. Voir BELEW, Kathleen. The White Power Movement at War on Democracy, HFG (Harry Frank Guggenheim) Foundation, 2021. www.hfg.org.
[7] Idem, page 15.
[8] Traduction libre. Voir GEWIRTH, Alan. The Community of Rights, The University of Chicago Press, Chicago, 1996, page 19.
[9] Idem, pages 8-9.
[10] Idem, page 14.