Cet article d'opinion a été publié dans le The Hill Times le 4 juillet 2016
Stephen J. Toope, Président, Fédération des sciences humaines et Directeur, Munk School of Global Affairs, University of Toronto
Il est rassurant de constater que l’innovation émerge encore une fois à l’avant-plan des discussions dans l’ensemble du Canada. Comme l’a mis en évidence l’annonce faite le mois dernier par les ministres Navdeep Bains, Kirsty Duncan et Bardish Chagger, notre monde est en proie à une profonde mutation —économique, sociale, politique—et notre capacité d’adaptation au changement dépendra de la façon dont nous saurons innover. Parmi les plans annoncés s’inscrit l’engagement de procéder à une vaste consultation auprès des Canadiens sur le genre de programme d’innovation dont le pays a besoin. Cette initiative est encourageante, car nous courons à l’heure actuelle le risque d’avoir une vision trop étriquée de l’innovation au Canada—précisément au moment où nous devrions élargir notre perspective. Or, un dialogue fécond et inclusif est ce dont nous avons justement besoin.
Les échanges de vues récents au sujet de l’innovation au Canada ont porté jusqu’ici sur la création et la commercialisation des nouvelles technologies. Tout en revêtant indéniablement une grande importance, ces composantes de l’innovation ne donnent pas une image suffisamment complète pour nous aider à apporter les changements nécessaires permettant aux Canadiens de prospérer dans l’économie du XXIe siècle. Les défis que nous devons relever exigeront souvent que l’on modifie les comportements humains en fonction de la connaissance des modes de vie et de leur amélioration possible. La revue scientifique Nature l’a bien décrit dans son éditorial de fin d’année 2014 : « Si vous voulez que la science soit au service de la société, vous devez être en mesure de comprendre cette société »
Le gouvernement fédéral a fait du renforcement de l’innovation canadienne une priorité nationale—un solide programme face aux transformations économiques importantes d’une portée globale. Des chaînes d’approvisionnement mondiales bouleversent les procédés de fabrication traditionnels; une classe moyenne internationale en expansion entraîne dans certains pays une demande accrue de services, tandis que des inégalités croissantes freinent la demande dans d’autres; le changement climatique nous oblige à repenser nos systèmes énergétiques; des mouvements migratoires nouveaux modifient la mixité ethnique, religieuse et raciale dans nos communautés; et de nouvelles technologies perturbent les secteurs traditionnels d’activité—de l’industrie du taxi au domaine hôtelier et à celui des médias.
Notre défi exige non seulement que nous nous adaptions à ces temps de changement, mais que nous en tirions parti afin de créer un monde plus prospère et équitable. Cela demandera une innovation généralisée s’étendant aussi bien aux marchés commerciaux qu’à l’ensemble de la société. Et dans chacun de ces domaines, la connaissance du comportement humain, des liens sociaux et des institutions sera essentielle.
Comme le sait tout entrepreneur, la commercialisation de nouvelles technologies exige des compétences et des habiletés considérables dans les domaines sociaux et artistiques. Considérons, par exemple, les compétences de conception indispensables pour créer des produits de consommation attrayants ou des interfaces logicielles efficaces ; les connaissances en matière de psychologie et de communication nécessaires pour une mise en marché efficace et le bon fonctionnement des équipes de salariés ; ou bien la connaissance des langues et la compréhension des cultures donnant accès à de nouveaux marchés locaux et mondiaux. Chacun de ces éléments est crucial pour le succès commercial et aucun ne peut être mené à bien par l’innovation technologique à elle seule.
Et l’importance des interactions humaines s’affirmera à mesure que notre économie deviendra de plus en plus centrée sur les services. Dès maintenant, les secteurs des services représentent plus de 70 pour cent du PIB du Canada et trois des cinq principales exportations canadiennes dont la croissance a été la plus rapide au cours de la dernière décennie étaient, de l’avis du Conference Board du Canada, constituées par des services.
En fait, nous avons peut-être sous-estimé pendant des années les contributions d’une innovation centrée sur l’humain. Un rapport récent publié par la University of Toronto sous le titre “Losing Count” soutient que le Canada a échoué à rendre pleinement compte des dépenses en recherche-développement engagées par le secteur privé dans le domaine des sciences humaines, et ce, malgré les directives de l’OCDE préconisant l’inclusion de telles mesures dans le poste des dépenses en R-D.
L’innovation centrée sur le facteur humain sera cruciale également par-delà les marchés commerciaux. Par exemple, nous avons observé que la mise en œuvre de projets d’infrastructures d’envergure—qu’il s’agisse de barrages, de pipelines ou de métros—présente autant de défis sociaux et politiques que les défis techniques. Force est de constater que l’aménagement de communautés résilientes demande que l’on porte attention au changement des pressions économiques locales, des structures démographiques et des réalités environnementales. Les réalités nous rappellent constamment que la création de milieux de travail et d’institutions efficaces et équitables ainsi que d’une économie plus inclusive exige la compréhension des expériences et des obstacles auxquelles les femmes, les minorités visibles, les peuples autochtones et les groupes historiquement défavorisés font face.
Un regard rapide aux autres priorités politiques du gouvernement révèle que l’innovation centrée sur l’humain sera essentielle et devra s’étendre à bien d’autres domaines pour être le gage d’une prospérité future. Nous devons adopter de nouvelles approches pour garantir l’accès à l’éducation et à la formation de la jeunesse autochtone, pour faire en sorte que la participation citoyenne soit au cœur de l’élaboration des politiques publiques et donner des solutions concrètes à la garde d’enfants au pays—pour ne citer que quelques exemples.
Devant ces importants défis d’ordre économique, social et politique, nous avons besoin d’avoir une compréhension plus complète de l’innovation qui inclut la recherche et les perspectives de toutes les disciplines. Pour relever les défis de demain, nous devons faire appel à un large éventail d’innovateurs technologiques, y compris à des concepteurs, des économistes, des chefs d’entreprise, des politologues, des juristes et des artistes. Leur contribution cruciale doit être prise en compte au moment où nous nous apprêtons à élaborer un nouveau programme d’innovation.