Réflexions sur la fondation du Canada

Blog
17 mai 2016
Auteur(s) :
Guy Laforest, Professor, Departement of Political Science, Université Laval

Guy Laforest, Professeur, Département de science politique, Université Laval

Ce blog a été publié sur le site web de Guy Laforest's le 15 mai, 2016

« La conférence de Québec de 1864 150 ans plus tard : comprendre l’émergence de la fédération canadienne ». Tel est le titre d’un ouvrage collectif, préparé par Eugénie Brouillet, Alain-G. Gagnon et moi-même, qui vient d’être publié par les Presses de l’Université Laval (https://www.pulaval.com/produit/la-conference-de-quebec-de-1864-150-ans-plus-tard-comprendre-l-emergence-de-la-federation-canadienne). Ce livre s’inscrit dans un vaste programme interprétant la fondation fédérale du Canada en 1867, laquelle découle directement du travail réalisé par les 33 « Pères de la Confédération » à Québec en 1864 (http://www.biographi.ca/fr/index.php ). Voici donc une première réponse à la question cherchant à identifier la date, l’époque ou le moment de la fondation du Canada : le Canada a commencé à être édifié à Charlottetown en septembre 1864, puis à Québec au mois d’octobre suivant, avant que le travail ne soit parachevé à Londres en 1866 et 1867. Depuis 1867, nous vivons dans la continuité de cette fondation fédérale. Il y a bien sûr plusieurs autres époques, ou dates, qui méritent d’être considérés. Je soulignerai celles qui m’apparaissent les plus importantes dans ce billet. Réglons, auparavant, quelques questions préliminaires d’importance également fondamentale.

Acceptons, comme point de départ, que le Canada fut bel et bien fondé en 1867. Que cette idée ne soit pas tout à fait fausse, cela est est renforcé par le fait qu’elle a été affirmée, il est vrai de manière différente, aussi bien par l’ancien gouvernement conservateur de Stephen Harper que par l’équipe libérale dirigée par Justin Trudeau depuis les élections du 19 octobre 2015, dans le cadre des préparatifs visant à souligner le 150e anniversaire de la constitution de 1867. Qui plus est, le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSHC) vient de lancer une nouvelle initiative pour souligner le 150e anniversaire du Canada (http://www.sshrc-crsh.gc.ca/funding-financement/programs-programmes/canadas_150th_anniversary-150e_anniversaire_du_Canada-fra.aspx).

Outre le moment de la fondation, on peut aussi chercher à trouver l’identité de l’entité qui fut créée : un pays, un peuple, une nation, une puissance (Dominion), un empire, une fédération ou une confédération? En 1998, dans le Renvoi sur la sécession du Québec, la Cour suprême du Canada a donné une réponse officielle et assez précise à cette question, en affirmant qu’un nouveau pays était apparu sur la scène du monde en 1867, doté d’une identité politique et constitutionnelle appuyée sur quatre principes : fédéralisme, démocratie, constitutionnalisme et primauté du droit, respect des droits des minorités (http://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/1643/index.do ).

Compliquons encore un peu plus la donne : par qui ce pays fut-il fondé? Fut-il principalement voulu par des dirigeants coloniaux d’origine britannique, lesquels souhaitèrent créer un vaste pays au nord des États-Unis dans le respect des traditions constitutionnelles britanniques? Plusieurs historiens l’ont affirmé. Au Canada français et au Québec, on a longtemps cru, depuis l’époque d’Henri Bourassa, que le pays avait été fondé par deux peuples, l’un d’origine française, l’autre d’origine britannique. Jamais formellement avalisée, cette idée s’ancre néanmoins dans une certaine réalité du passé et du présent du Canada : le pays est officiellement bilingue, on y trouve deux systèmes juridiques complets (la common law et le droit civil), deux sociétés distinctes institutionnellement complètes, opérant en anglais et en français; il y avait plusieurs éléments dualistes dans le régime constitutionnel de 1867, et la Cour suprême, toujours dans le Renvoi de 1998, a consacré plusieurs paragraphes au principe des deux majorités. Si la thèse de la fondation dualiste, franco-britannique, n’est jamais vraiment devenue officielle, elle sert néanmoins de base à une conférence que la professeure Kathleen Mahoney, de l’Université de Calgary, a prononcé à la Chambre des Communes à Ottawa le 10 mai 2016, dans le cadre de la série « Voir grand » de la Fédération des sciences humaines du Canada (http://www.idees-ideas.ca/evenements/voir-grand), en partenariat avec la Société royale du Canada.

Dans sa conférence, la professeure Mahoney affirma que le récit dualiste à propos des origines du Canada était faux, essentiellement parce qu’il est construit sur une absence totale de reconnaissance des contributions substantielles des peuples autochtones à la fondation et au développement du pays. Dans le contexte d’un tel oubli, elle propose que le gouvernement fédéral et le Parlement canadien profitent des célébrations entourant le 150e anniversaire de la constitution de 1867 pour entreprendre un processus de consultation menant à une reconnaissance formelle des rôles des peuples autochtones, permettant ainsi aux Canadiennes et Canadiens de voir plus clair à propos des vraies origines du pays (http://www.theglobeandmail.com/opinion/the-roadblock-to-reconciliation-canadas-origin-story-is-false/article29951998/).

Il y a environ vingt ans, dans un livre intitulé « Sortir de l’impasse : les voies de la réconciliation », co-dirigé avec le professeur Roger Gibbins également de l’Université de Calgary, je me suis penché sur plusieurs des questions abordées par la professeure Mahoney le 10 mai 2016 à la Chambre des Communes à Ottawa. Je reviendrai sur ces enjeux dans la dernière partie de ce billet. Examinons maintenant, de façon un peu trop brève, ces dates que l’on retrouve la plupart du temps dans les grands récits historiographiques sur la fondation ou la refondation du Canada.

Quand j’allais à l’école, on nous apprenait que le Canada avait été fondé, dans le sens de découvert, par Jacques Cartier en 1534, lequel avait placé le pays sous la protection du Roi de France, François Ier. Grosso modo à un kilomètre du quartier où j’habite, à Québec, il y a un beau parc qui s’appelle le boisé de Tequenonday) anciennement le boisé Irving), où l’on peut admirer des pins magnifiques, tous en train de mourir, mais ça c’est une autre histoire (http://www.capitale.gouv.qc.ca/parcs-et-places-publiques/parcs/boise-de-tequenonday).

Des fouilles archéologiques ont révélé que l’endroit a été occupé, très régulièrement, par des peuplades autochtones, depuis vraisemblablement quelque 5,000 ans. Difficile, dans un pareil contexte, de souscrire à l’idée que Jacques Cartier fut bel et bien le découvreur-fondateur du Canada. Je me sers de cet exemple pour faire une remarque qui s’applique à l’ensemble des dates que je m’apprête à mentionner. Plusieurs récits à propos de la fondation ou de la refondation du Canada sont faux, en totalité ou en partie. Nos sens de la justice et de la responsabilité doivent nous amener à réviser de tels récits. Le dialogue permanent à propos de ces questions est essentiel.

On peut aussi considérer que le Canada fut fondé lorsque Champlain installa un établissement permanent à Québec en 1608. C’est ce que l’ancien premier ministre Stephen Harper affirma en 2008, lors de l’inauguration de la promenade Champlain, lorsqu’il dit que le Canada avait été fondé en français par Champlain en 1608. Pour les peuples autochtones du Canada, l’année 1763 revêt une importance particulière. Dans la Proclamation royale de 1763, on trouve la base juridique pour une relation de nation à nation entre la Couronne britannique et plus tard le Canada d’un côté, et les peuples autochtones de l’autre. Pour l’historiographie canadienne-anglaise dans sa veine conservatrice, c’est souvent l’année 1763 qui paraît essentielle. Le traité de Paris de la même année transféra la possession du Canada de la France à la Grande-Bretagne. Depuis 1763, sans une seule journée d’interruption, le Canada vit dans la continuité de cette fondation et de ce transfert à la monarchie britannique. Pour l’historiographie canadienne-française et québécoise, cette date porte d’autres noms: la Conquête (par la Grande-Bretagne), ou la Cession (par la France, l’Abandon si l’on veut être moins gentil…).

Puis vient l’Acte de Québec de 1774. Face à la menace américaine, la Grande-Bretagne abandonne sa politique officielle d’assimilation à l’égard de ses nouveaux sujets d’origine française et catholique. On ne leur promet plus une assemblée parlementaire, mais on leur concède plusieurs formes de générosité identitaire (notamment sur le front religieux et sur celui du droit civil). L’Acte de Québec de 1774, c’est la date-clé pour les membres et les admirateurs de l’école canadienne de la diversité en pensée politique et dans les sciences sociales, lesquels y trouvent le moment fondateur des politiques canadiennes multiculturelles et multinationales les plus généreuses. 17 ans après l’Acte de Québec le gouvernement impérial adopta l’Acte constitutionnel de 1791, lequel partitionna la colonie en deux entités (Bas-Canada et Haut-Canada), tout en les dotant pour la première fois d’une assemblée législative. Amis lecteurs, vous cherchez la date fondatrice du parlementarisme canadien? La plupart du temps, au Québec et en Ontario, on vous donnera comme réponse l’année 1791. Il s’agit d’une autre fausseté historique. La première assemblée législative au pays fut celle de la Nouvelle-Écosse en 1758. La vigilance historique est toujours de mise…

Continuons notre parcours en accéléré de l’histoire canadienne. Dans son beau livre intitulé Réflexions d’un frère siamois, John Ralston Saul nous invite à accorder beaucoup d’importance à l’avènement du gouvernement responsable en 1848, dû au leadership éclairé de Robert Baldwin et de Louis-Hippolyte La Fontaine, alliés au gouverneur Elgin. Depuis cette époque, au Canada, le pouvoir exécutif s’exerce sous la légitimité prépondérante du pouvoir législatif, et sous sa surveillance. Je passerai rapidement sur le sens des événements associés à la fondation fédérale de 1867. J’en ai parlé auparavant, et nous y reviendrons toutes et tous pendant un an en 2017, et notamment au congrès de l’ACFAS en mai à l’Université McGill de Montréal, et en juin à celui de la Fédération des sciences humaines du Canada à l’Université Ryerson de Toronto. Nous en discuterons également abondamment lors d’un colloque intitulé « Le fédéralisme canadien et son avenir : acteurs et institutions », organisé les 23-24 mars 2017, à l’Université McGill et à l’Université Laval, sous la direction de Johanne Poirier et d’Alain-G. Gagnon, avec l’appui d’Eugénie Brouillet et le mien.

Nombreux furent les historiens, particulièrement durant la décennie dominée par les gouvernements conservateurs de Stephen Harper, insistant sur l’importance, pour la fondation de la nation canadienne, de batailles comme celle qui s’est produite sur la crête de Vimy en 1917, là où des milliers de soldats, de par leur sacrifice, dans le courage et la peur, dans le fer, le feu et le sang, donnèrent une certaine âme au pays. L’année suivante, en 1918, les femmes acquirent le droit de vote, comme vient de me le rappeler mon collègue et ami Alain Noël.  Comment ne pas y voir une refondation de la démocratie? Treize ans plus tard, en 1931, le Statut de Westminster vint confirmer l’existence du Canada comme pays indépendant, souverain dans le contrôle de sa défense et de sa politique étrangère. D’une certaine manière, cette date représente aussi une fondation. En 1947, une véritable citoyenneté canadienne fut établie. En 1949, de par l’abolition de la procédure d’appel au Conseil privé de Londres, le Canada acquit une souveraineté judiciaire complète. Si l’on cherche les dates de la fondation ou de la refondation symbolique du Canada, il faut sans doute mentionner l’adoption de l’unifolié comme drapeau national en 1965, et celle d’un nouvel hymne national en 1980, Ô Canada.

En 1982, sous le leadership de Pierre-Elliott Trudeau, le Canada prit pour la première fois le contrôle souverain de la totalité de la procédure d’amendement de sa constitution, enrichissant celle-ci de la Charte canadienne des droits et libertés, le tout avec l’approbation du gouvernement fédéral et celle des deux chambres du Parlement canadien, avec celle des gouvernements des provinces majoritairement anglophones, mais sans le consentement du gouvernement et de l’Assemblée nationale du Québec. Dans le Canada contemporain, pour beaucoup de personnes, cette date rivalise avec l’année 1867 comme moment-clé de la fondation ou de la refondation du Canada.

Résumons-nous. Le Canada est un pays pluriel, complexe. Toute une série de dates rivalisent entre elles pour s’imposer comme véritables dates fondatrices : la présence autochtone depuis des milliers d’années, 1534, 1608, 1763, 1774, 1791, 1848, 1867, 1917, 1918, 1931, 1947, 1949, 1965, 1980, 1982. Cette liste n’est pas exhaustive. Elle exclut d’ailleurs toutes les autres occasions où l’on a essayé de fonder ou de refonder le pays, comme par exemple au temps de l’Accord du lac Meech entre 1987 et 1990, à une époque où j’enseignais à l’Université de Calgary avec Kathleen Mahoney et Roger Gibbins. Dans un tel contexte, parler de fondation n’est jamais simple. Les dates qui suscitent la fierté d’un groupe, peuvent en heurter ou en blesser d’autres.

Il y a presque 20 ans, dans mes propres contributions au projet « Sortir de l’impasse » parrainé par l’Institut de recherche en politiques publiques alors dirigé par Monique Jérôme-Forget, j’avais cherché à identifier les conditions du dialogue et du partenariat dans un pays plurinational d’une telle complexité. Appuyé sur les travaux d’Aristote et de Gadamer, j’avais suggéré que le succès passait par l’adoption d’une posture d’ouverture et de générosité envers le point de vue, la perspective de l’Autre. Dans un tel pays, le dialogue dans le respect, la reconnaissance et la dignité de toutes et tous, passe par la nécessité de se placer dans les souliers de l’Autre.

J’avais aussi insisté sur l’importance de voir le pays de manière plurifocale, reconnaissant la légitimité d’une pluralité de perspectives, notamment celle de ceux qui voient le pays comme un partenariat entre les peuples autochtones et les autres groupes et citoyens rassemblés en une communauté nationale. Il est juste et vrai de dire que cette perspective correspond à la réalité du Canada. Dans une autre perspective, le Canada est une fédération de provinces et de territoires, depuis 1867. D’autres insistent sur le bilinguisme, le partenariat franco-britannique, l’originalité du Québec comme société nationale distincte. D’autres encore préfèrent la perspective du Canada vu comme une nation multiculturelle, ouverte sur l’immigration venant de partout dans le monde. Chacune de ces perspectives amène sa part de justice et de vérité. Aucune ne devrait devenir hégémonique. Dans les symboles, les institutions et la constitution, il devrait y avoir une place honorable pour chacune d’entre elles.

Sur la base des réflexions précédentes, voici donc ce que je souhaite pour le Canada en 2017 : des conversations et des délibérations intelligentes, lucides, sereines, sensibles aux points de vue des autres partenaires, concernant la pluralité des fondations du pays. À propos de l’ensemble de ces questions, j’aime souvent donner le dernier mot au philosophe français Paul Ricoeur (1913-2005), l’un des grands esprits humanistes du XXe siècle. S’agissant des peuples, des pays et des nations, Ricoeur pensait que, pour leur bien même, leur mémoire collective se devait d’être juste et heureuse. Cela exige des efforts qui viennent tout aussi bien du cœur que de l’esprit. On verra en 2017 si le Canada sera à la hauteur d’une telle vision.