Retour sur trois siècles de vie commune en Amérique

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22 mai 2019

En revisitant les mécanismes qui ont mené à l’écrasement et à l’expropriation des peuples de l’Amérique septentrionale, le spécialiste des peuples autochtones Denys Delâge et le spécialiste de la société canadienne française Jean-Philippe Warren brossent un portrait de la rencontre entre les nations autochtones et les empires européens ainsi que du choc des cultures qui en a découlé.

Il aura fallu une vingtaine d’années pour concrétiser leur volonté commune de raconter une histoire qui récapitule, à travers quelques dimensions essentielles, la rencontre entre l’Amérique et l’Europe au moment des premières explorations européennes. Se penchant sur la période entre le début du XVIIe siècle et la fin du XIXe siècle, le duo réfute l’impression que les peuples autochtones n’étaient pas libres au moment de l’arrivée des premiers Européens. 

Dans Le Piège de la liberté, publié par les Éditions du Boréal, les deux chercheurs présentent notamment l’opposition qui existe entre les libertés individuelles prisées par les Européens et les libertés collectives chères aux peuples autochtones. S’il reconnaît que la promesse de liberté qu’ont fait les Européens aux Autochtones n’a pas été tenue, M. Warren qualifie d’ « un peu trop simple » l’interprétation avec laquelle l’ensemble de la population est familier. « Notre livre voudrait dépasser cette interprétation. Il y a eu une confrontation de deux modèles d’organisation sociale. Ce n’est pas seulement qu’on a pris leurs terres, à la base, on a vraiment voulu saper leur mode d’organisation. »

L’analyse se situant au niveau des archétypes sociétaux, M. Delâge constate que la société occidentale se compartimente entre ce qui est le religieux, l’économique et le politique. Ainsi, même s’ils consignent leur admiration pour les peuples autochtones dans certaines circonstances, les marchands, les militaires et les missionnaires, en fonction de leur sphère d’activités, ne peuvent tolérer de remettre en question le profit, la subordination aux ordres provenant de supérieurs et la religion. Les explorateurs se retrouvent donc à cheval entre l’intransigeance que dicte leur mode d’organisation sociale et l’emballement devant certaines facettes de la vie des Autochtones.  

Bien qu’il ne mette pas en doute la valeur de la liberté, du droit à l’association ou la liberté de religion, M. Delâge estime que ces libertés individuelles interpellent davantage les Européens et souligne que l’accent mis sur celles-ci n’est pas étranger à la disparition des appartenances collectives chez les Autochtones. « On s’illusionne si on pense que l’addition de droits individuels va régler la question autochtone, il faut qu’il y ait un espace collectif, une reconnaissance collective des Autochtones, il faut qu’on puisse dire “Au Canada, il y a trois nations fondatrices : les Autochtones, les Français et les Anglais”. »

L’essai porte sur le passé colonial du Canada, mais M. Warren croit que son contenu pourrait s’avérer utile pour le présent et l’avenir. « Le livre se veut un miroir pour que la société dominante, canadienne ou québécoise, puisse se voir et se critiquer elle-même. Encore aujourd’hui, les peuples autochtones nous offrent une immense leçon pour savoir comment bâtir une société plus équitable, plus juste, plus ouverte et plus tolérante. »

Denys Delâge est professeur émérite au Département de sociologie de l’Université Laval à Québec. Il est également membre de la Société des Dix. L’histoire des grands réseaux d’alliance franco et anglo-amérindiens centrés à Montréal du xviie au xixe siècle constitue son principal domaine de publications : dynamiques de conquête et d’alliance, sociétés froides et chaudes, animisme et monothéisme, rapport aux animaux, échanges culturels, justice, commerce, questions foncières, identité et mémoire, sortie du rapport colonial. Auteur de l’ouvrage Le Pays renversé, Amérindiens et Européens en Amérique du Nord-Est (1600-1664), publié aux Éditions du Boréal en 1985, il a reçu en 2013 le prix Gérard-Parizeau pour l’ensemble de son œuvre.

Professeur titulaire au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia et directeur de la Chaire Concordia d’études sur le Québec, Jean-Philippe Warren a fait paraître plus de 200 articles intellectuels et scientifiques. Il a abondamment publié sur l’histoire et la sociologie de la société québécoise. Ses travaux ont paru dans des revues de littérature, de sociologie, de science politique, d’histoire et d’anthropologie. Son livre Honoré Beaugrand, la plume et l’épée, publié aux Éditions du Boréal, a reçu en 2015 le Prix du Gouverneur général dans la catégorie « essai ». Il a été élu membre de la Société royale du Canada en 2018.

Le Piège de la liberté est le lauréat francophone 2019 du Prix du Canada. Les Prix du Canada sont attribués chaque année aux meilleurs livres savants en sciences humaines et sociales ayant bénéficié du soutien financier du Prix d’auteurs pour l’édition savante (PAES). Les ouvrages des lauréats apportent une contribution exceptionnelle à la recherche, sont rédigés de façon intéressante et enrichissent la vie sociale, culturelle et intellectuelle du Canada.