Comprendre les racines de l’extrémisme au Québec

Balado
22 janvier 2025

Picture of the Big Thinking Podcast microphone with a headset

Description | À propos de l'invité | Frédérick Nadeau dans les nouvelles | Transcription | Suivez nous

 

Description

La montée des groupes radicaux au Québec et au Canada est-il un phénomène isolé, ou le miroir d'une inquiétante tendance mondiale? Dans cet épisode, nous explorons la définition de l'extrémisme, ainsi que les idéologies et l'impact croissant des groupes extrémistes de droite.  

Pour cet épisode, le professeur Frédérick Nadeau se joint à Karine Morin afin de mieux comprendre les racines de l'extrémisme québécois.

 

À propos de l'invité

Photo de Frédérick NadeauDétenteur d’une maîtrise en anthropologie de l'Université Laval et d’un doctorat en études urbaines (INRS) avec une co-direction en sociologie de l'Université de Montréal, Frédérick Nadeau a obtenu une bourse CRSH (2020-2022) pour faire un stage postdoctoral à la Scuola Normale Superiore (Florence, Italie), sous la direction de Donatella Della Porta. 

Il a été accueilli au Centre d’Expertise et de Formation sur les Intégrismes Religieux, où il œuvre maintenant à titre de chercheur et dirige divers projets. Spécialiste des mouvements sociaux et de l’engagement politique, ses travaux portent plus spécifiquement sur la politique québécoise, le nationalisme, l’extrême droite, la radicalisation, les idéologies anti-libérales, la polarisation sociale, ainsi que sur la construction des identités et des frontières entre les groupes. Frédérick Nadeau est l’auteur de plusieurs articles scientifiques et s’est mérité le prix Relève étoile Paul-Gérin-Lajoie, décerné par les Fonds de recherche du Québec (2020). 

 

Frédérick Nadeau dans les nouvelles

  • Congrès de l’Acfas : l’extrême droite québécoise attire des profils variés - Le Devoir
  • Plus de 3M$ pour prévenir l’extrémisme violent - UQÀM

[00:00:09] Karine Morin : Bienvenue au balado Voir Grand, où nous abordons les questions les plus importantes et les plus intéressantes de notre époque en compagnie d'éminents chercheurs et chercheuse en sciences humaines. Je m'appelle Karine Morin, je suis la présidente et cheffe de la direction de la Fédération des sciences humaines et j'ai le plaisir d'animer l'épisode d'aujourd'hui.

[00:00:29] La montée des groupes radicaux au Québec et au Canada est-il un phénomène isolé, ou le miroir d'une inquiétante tendance mondiale? Dans cet épisode, nous explorons la définition de l'extrémisme, ainsi que les idéologies et l'impact croissant des groupes extrémistes de droite.  

[00:00:47] J'ai le plaisir d'accueillir un expert en la matière, Frédérick Nadeau, détenteur d'une maîtrise en anthropologie de l'Université Laval et d'un doctorat en études urbaine de l'institut national de la recherche scientifique. Bienvenue, Professeur Nadeau, c'est un plaisir d'avoir cette conversation avec vous.  

[00:01:05] Pour commencer, je voulais poser cette première question, qu'est-ce qui vous a mené à orienter vos recherches vers ces groupes extrémistes?

[00:01:15] Frédérick Nadeau : Il y a plusieurs éléments. En fait, on pourrait presque considérer que c'est un parcours de vie au complet qui m'a mené à pencher sur notamment le sujet de l'extrémisme de droite au Québec. Mais bon, on pourrait remonter, par exemple jusqu'à aussi loin que la première fois que j'ai mis les pieds dans une bibliothèque municipale, je devais avoir six ou sept ans.

[00:01:39] J'avais été tellement impressionné par ces milliers de livres alignés sur les rayons et tout ça, et puis je savais, à partir de ce moment-là que mon but, ça allait être d'écrire des bouquins, je voulais devenir un scientifique, faire la science, écrire des livres. Donc déjà, ça a été un premier pas vers le monde de la recherche, je dirais, mais plus spécifiquement sur les enjeux de l'extrémisme de droite.

[00:02:06] Donc on remonte là au moment de l'adolescence, j'écoutais de la musique punk et tout ça, donc clairement, j'ai été politisé assez tôt sur des enjeux sociaux, des enjeux politiques et tout ça. Et puis parallèlement à ça, donc, en vieillissant un petit peu, j'ai tourné un petit peu plus vers la musique Ska.  

[00:02:28] Et donc là, ça a été le début des années 2000. Il y avait un peu la vague du Ska, donc c'est dans la contre-culture des adolescents et tout ça. Et puis il faut savoir que le mouvement Skinhead émerge donc de cette contre-culture-là. À la base le mouvement Skinhead, qui est un mouvement donc antiraciste qui a émergé de la rencontre entre les jeunes ouvriers anglais des quartiers populaires.

[00:02:58] Et puis ça a vraiment attiré mon attention, j'ai commencé vraiment à réfléchir sur cette question-là. Puis je faisais ma maîtrise sur la question du cosmopolitisme, donc le fait d'être citoyen du monde. Donc la question que je me posais, c'était est-ce que les jeunes d'aujourd'hui se considèrent comme cosmopolites, se considèrent comme étant citoyen du monde.

[00:03:19] Et puis l'hypothèse que je faisais, c'était que oui, dans une certaine mesure, puis je voulais aller vérifier, mais ces jeunes-là étaient nés dans la diversité avec des taux d'immigration quand même importants, une société qui est en train de se pluraliser, de se diversifier.  

[00:03:36] L'ère d'internet également est en contact avec des choses, des films, de la nourriture, des trucs qui venaient d'un peu partout dans le monde et je faisais l'hypothèse donc que ça allait faire en sorte que ces jeunes-là allaient être plus ouverts à la diversité.

[00:03:52] Et puis ça a été vraiment une surprise en fait de constater qu'ils l'étaient quand même beaucoup moins que ce que j'avais anticipé. En allant les questionner sur leur rapport à l'altérité, sur leur construction de leur identité et tout ça, j'ai vraiment pu constater en fait qu'il y avait un certain repli identitaire.

[00:04:14] Donc il y avait vraiment des postures qui étaient plus contre en fait la diversité qui étaient fermées à la diversité. Puis ça a été vraiment un choc pour moi parce que je ne m'y attendais pas. C'est partant de là, en fait que je me suis dit finalement je vais creuser cette question là encore davantage dans le contexte d'un doctorat.

[00:04:34] Donc c'est vraiment un long parcours qui m'a amené à vouloir me pencher sur ces groupes-là plus spécifiquement, dans le cadre de mes recherches de doctorat.

[00:04:44] Karine Morin : Et c’est toujours tout aussi pertinent aujourd'hui que quand vous avez commencé vos travaux.  

[00:04:48] Frédérick Nadeau : Absolument.

[00:04:50] Karine Morin : Vous venez de faire allusion un peu, d'avoir été en dialogue à un certain niveau avec ces gens-là, parlez-nous un peu de vos méthodes de recherche, les sources d'information que vous avez considérées pour établir un peu l'état des choses avec cet extrême droite du Québec.

[00:05:06] Frédérick Nadeau : Moi pour dire je suis anthropologue de formation et donc, comme anthropologue, ce qu'on aime particulièrement faire, c'est du travail de terrain parce que aussi sur ces mouvements-là, vous l'avez dit un peu dans la question-là, c'est que c'est vraiment un phénomène qui est encore un phénomène de société qui est encore très central, qui est très important aujourd'hui. Au moment où j'ai commencé mes recherches, je m'attendais plutôt à travailler sur un petit peu des microcultures - on était alors en 2010 et puis elles commençaient à émerger.

[00:05:38] Mais donc moi, ce que je me suis dit, je voulais comprendre, en fait, qu'est-ce qui fait que des individus choisissent d'investir du temps, des énergies, pour une cause comme celle donc de s'engager dans ce genre de mouvement-là et quel meilleur moyen, en fait, que d'aller leur parler directement.

[00:06:00] Mais donc ce n'était pas évident parce que ce sont des groupes essentiellement - surtout à l'époque, ça l'est encore plus - mais des groupes qui étaient très clandestins, qui ne s'affichait que très peu publiquement, et surtout qui avait une crainte de tous les éléments externes, de tout ce qui vient de l'extérieur et tout ce qui est “outsiders.”

[00:06:21] Donc ça a été tout un travail de pouvoir finalement me faire accepter dans ces groupes-là parce que c'est ça finalement la particularité de la recherche que j'ai fait, c'est que c'est un travail de terrain durant lequel j'ai passé quatre ans - quand même - dans ces mouvements-là à prendre part aux activités avec les militants.

[00:06:44] Donc des activités militantes, mais aussi des activités plus sociales, prendre le temps de les écouter, de les prendre au sérieux, ce qui ne veut pas dire non plus de les justifier ou de les excuser, mais vraiment de vouloir les comprendre, faire preuve d'empathie, en fait, critique pour vraiment obtenir un regard de l'intérieur sur ces mouvements-là.

[00:07:08] Karine Morin : Donc cette interaction-là, ça vous a permis de les rencontrer, c'est quoi le profil de ce membre d'un groupe extrémiste au Québec? Est-ce qu'on le reconnaît sur la rue? Est-ce qu'il nous ressemble? Est-ce qu’il est tellement autre? Parlez-nous un peu de cette communauté-là que vous avez pu connaître de près.

[00:07:26] Frédérick Nadeau : La première chose que je dirais, c'est que non, il n'y a pas de profil type, on ne le reconnaîtra pas nécessairement sur la rue. Une des choses qui m'a particulièrement surprise dans le cadre de mes recherches, c'est que j'étais parti moi avec un certain nombre de préjugés sur ces mouvements-là - quand je dis préjugés c'est juste que je les jugeais avant de les connaître.

[00:07:52] Donc j'avais un imaginaire qui s'était construit sur qui pouvait être, donc ça s'est beaucoup construit avec notamment la culture populaire, mais bon, quand je suis parti sur le terrain, moi l'image que j'avais en tête, c'était Edward Norton dans American History X, le film.

[00:08:15] Mais donc, ou là, on a vraiment des militants néo-nazis assez caricaturaux jusqu'à un certain point - ça existe, mais j'en ai rencontré de ce type de militants-là qui peuvent être reconnaissables justement sur la rue en raison, par exemple, de leur habillement, de certains symboles - donc, ce n'est pas nécessairement un profil de type, mais beaucoup de jeunes d'ailleurs - universitaires ou au Cégep.

[00:08:45] Souvent, on a des représentations, des gens qui participent à ces mouvements-là comme étant des gens qui sont peut-être moins éduqués, ou peut-être des gens qui vivent plus en région, on se fait certaines idées alors qu'en fait, c'est absolument pas ça.

[00:09:01] Il y a des jeunes de Montréal, des jeunes de Québec, des jeunes de région aussi en a évidemment, il y a des universitaires, il y a des jeunes qui ont moins d'éducation aussi, il y en a qui ont des métiers plus manuels, plus traditionnels, cols bleus, il y a des cols blancs. Et donc il y a vraiment de tout, c'est vraiment loin d'être un mouvement qui est homogène et unifié en termes de profils.

[00:09:28] Karine Morin : Et donc vous, comment est-ce que vous en arrivez à définir? C'est quoi leur extrémiste? Qu'est-ce que l'extrémisme de ces groupes au Québec?

[00:09:38] Frédérick Nadeau : Ça c'est très, très, très intéressant. Une grosse question d'ailleurs, évidemment, il n'y a pas, si on regarde dans la littérature, la littérature académique, il n'y a pas de définition consensuelle de ce que c'est l'extrémisme.

[00:09:56] En général, dans le langage courant, on va essentiellement considérer, on va parler d'extrémisme pour désigner essentiellement des acteurs politiques ou religieux qui vont prôner des changements majeurs révolutionnaires au sein d'une société qui vont faire preuve d'un engagement sans compromis, envers un idéal ou un groupe, donc une certaine forme de dogmatisme et qui tente donc à rejeter les normes de la société dominante qui sont jugés comme étant corrompus.

[00:10:34] Et donc à vouloir finalement imposer leur vision du monde, souvent par la coercition, la menace, la violence au détriment donc des principes démocratiques. Donc ça, c'est pour la définition, disons générale, dans le langage courant.  

[00:10:53] Maintenant, un élément qui est quand même important à souligner, c'est que l'extrémisme, ce n'est pas une essence immuable en fait, ce n'est pas quelque chose qui est donné une fois pour toutes. On peut se radicaliser et devenir extrémiste ou cesser de l'être. Et puis l'extrémisme est toujours finalement défini en référence à quelque chose d'autre il n'y a jamais rien qui est extrémiste en soi.  

[00:11:22] C'est toujours en rapport à une norme, des pratiques, des croyances qui sont généralement acceptées au sein d'une société, ce qui fait en sorte que la définition de l'extrémisme va varier, par exemple, en fonction des lieux, des cultures, mais aussi des époques.

[00:11:38] Des éléments, des choses qui étaient considérés comme étant extrémistes dans certaines régions du monde ou à une certaine époque, ne le sont pas nécessairement aujourd'hui. Pour l'exemple avec lequel je reviens le plus souvent, c'est généralement l'exemple des suffragettes - qui, au tournant du siècle fin du XIXème, début XXème revendiquaient le droit de vote pour les femmes - étaient considérées comme des extrémistes, des radicales à leur époque.

[00:12:06] Alors qu'aujourd'hui il n'y a pas grand monde qui remettrait en question le droit de vote pour les femmes. Donc ce n'est plus quelque chose qui est considéré comme étant extrémiste aujourd'hui, alors que cela était à l'époque, puis on pourrait faire le même exercice d'une culture à l'autre ce que nous considérons comme extrémiste ou radical ici ne l'est pas nécessairement ailleurs.  

[00:12:27] Karine Morin : Donc, cette question, selon vous, quels facteurs observez-vous qui expliqueraient présentement ce qui semble être quand même une montée en puissance de ces groupes là qu'est ce qui se passe autour de nous pour expliquer qu'ils sont présents, qu'on parle beaucoup d'eux, etc.  

[00:12:45] Frédérick Nadeau : C'est une réponse qui est à plusieurs niveaux, mais je dirais, de manière générale, on peut considérer qu'un acteur collectif ou individuel est extrémiste sur la base soit de ces idéologies, de ces attitudes ou de ces modes d'action.

[00:13:03] Donc, au niveau des idéologies, un acteur va être extrémiste s'il promeut donc des politiques, des idées qui vont à l'encontre par exemple des droits humains ou de principes démocratiques. Je parle dans la société d'aujourd'hui actuelle, donc, par exemple, remettre en question des droits humains, des droits pour certaines minorités.

[00:13:29] Bon, la démocratie s'est fondée d'abord et avant tout sur l'idée de la délibération publique, de l'échange contradictoire. Donc on va argumenter, et puis ensemble, on va arriver à une solution concertée négociée, c'est les principes de la démocratie.  

[00:13:48] Maintenant, ce qu'on observe, c'est qu'il y a plusieurs groupes actuellement qui font preuve justement d'une attitude dogmatique, qui vont refuser d'entrer en dialogue, qui vont refuser toute forme de discussion, toute possibilité d'arriver à un compromis, finalement, avec un adversaire politique. Donc ça, les groupes qu'on observe actuellement, qu'on catégorise comme étant extrémistes ou radicaux, il y en a plusieurs qui tombent dans cette catégorie-là.

[00:14:17] Ensuite, il y a la question des modes d'action. Évidemment, c'est le fait d'avoir recours, par exemple, à des tactiques d'intimidation, à la calomnie, à la menace, au harcèlement, à la violence, là aussi, évidemment, la violence, le terrorisme et tout ça. Donc des éléments qui sont considérés comme étant inacceptables dans une société démocratique comme la nôtre.  

[00:14:40] Ces mouvements-là - je dis ces mouvements-là, c'est général, on ne vise pas un en particulier - mais donc les mouvements extrémistes qu'on voit émerger aujourd'hui ou qui semblent être plus actifs aujourd'hui, tendent à avoir ces caractéristiques-là. Donc, au niveau des idéologies, au niveau des attitudes, et au niveau des modes d'action, principalement des antidémocratiques, essentiellement, c'est ça, c'est des principes qui vont contre les principes de la démocratie qui sont généralement acceptées.  

[00:15:07] Karine Morin : Vous disiez aussi plutôt qu'au début, quand vous aviez commencé à vous intéresser à ce phénomène-là, c’était difficile de les trouver, ils étaient plutôt clandestins. Quinze années plus tard ou plus là, qu'est ce qui fait quand on ressent leur présence, qu'on a une conscience qu'ils sont là, qu'on regarde peut-être au-dessus de l'épaule le soir à se dire est ce que je suis au mauvais endroit en ville.  

[00:15:33] Est-ce que c'est notre discours politique qui les a comme - un peu - qui fait qu'ils ont voulu se prononcer en contraction avec un discours politique est ce qu'on dit, encore une fois, ce sont les médias sociaux qui leur ont permis de se retrouver entre eux.

[00:15:48] Quels sont - côté culture externe - qu'est ce qui explique, comme je disais, on semble avoir une meilleure conscience de leur existence que peut être quand c'étaient des groupes dont on parlait très peu, qu'on connaissait peu et qui étaient plutôt clandestins.  

[00:16:02] Frédérick Nadeau : Vous avez raison. Je pense qu’il y a une certaine visibilité accrue, on leur porte une attention accrue par rapport à ce qu'il avait cours il y a quelques années, parce que, bon, il faut dire, je pense que l'extrémisme a toujours existé, existera toujours, le fait qu'il y ait les mouvements contre culturels subversifs protestataires qui remettent en question le statu quo, il y en a toujours, c'est quand même assez normal.  

[00:16:33] D'autant plus dans une société démocratique comme la nôtre justement qui met l'accent sur la liberté de conscience, la liberté d'expression. Donc c'est important de distinguer ici entre le fait d'avoir des idées extrémistes et le fait d'avoir des actions extrémistes.

[00:16:48] On vit dans une société démocratique et ce n'est pas illégal, en fait d'avoir des idées extrêmes tant que ça reste à l'intérieur des limites balisées par la loi notamment des discours haineux, la promotion de la haine, la diffamation et tout ça.  

[00:17:04] Karine Morin : Incitation à la violence, surtout.

[00:17:06] Frédérick Nadeau : Petite précision. Mais parmi les facteurs, bon, il y en a évidemment plusieurs. Vous en en avez nommé quelques-uns, évidemment, la crise. Je commence par la crise, la question de la crise, ce sont des mouvements de crise en général, quand il y a une certaine instabilité au sein de la société ou on sent, il y a des fenêtres d'opportunité pour des changements, tout ça, c'est généralement là qu'on va voir ce genre de mouvement apparaître.

[00:17:35] On se rappellera d'ailleurs la fameuse citation de Simone de Beauvoir qui dit : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique, religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. » Et puis qu'est-ce qu'on observe actuellement, notamment avec le renversement de Roe vs. Wade aux États-Unis, l'arrivée de Donald Trump.

[00:17:57] On sent qu'il y a une recrudescence des mouvements anti-avortement au Canada et au Québec, au point d'ailleurs ou très récemment, en octobre dernier, il y a la ministre Martine Biron qui a senti le besoin de publier une stratégie gouvernementale pour assurer l'accès des femmes à des soins de santé reproductifs.

[00:18:19] Donc ça montre vraiment qu'il y a une fenêtre d'opportunité pour ça. Mais donc on parle de crise économique qui génère de l'incertitude, de l'anxiété, de la frustration. On peut parler évidemment de changements socioculturels aussi, donc on est à une époque où il y a une remise en question de certaines normes établies, que ce soit par rapport au genre, que ce soit par rapport au racisme, des mouvements dé-coloniaux, par exemple, que ce soit au niveau environnemental.

[00:18:52] Et puis il y a un terreau fertile qui se crée finalement pour qu’émergent des mouvements extrémistes à partir de ce contexte-là. Sinon, vous avez nommé aussi les mouvements sociaux. Donc les médias sociaux que j'allais dire voilà donc exactement. Donc, vous l'avez mentionné, la notion de chambre d'écho est quand même bien connue là aujourd'hui, je n'ai pas nécessairement besoin de la décrire de manière extensive.

[00:19:19] Mais donc les médias sociaux qui, évidemment, créent des communautés en enferment dans des chambres d'écho, ce qui peut faciliter aussi le recrutement pour des groupes. On sait aussi, par ailleurs, qu'il y a les algorithmes des médias sociaux qui tendent à favoriser le contenu polarisant, parce que ça crée des réactions, ça crée des clics et tout ça. Donc on sait qu'à ce niveau-là, ça a un impact aussi.

[00:19:43] Mais je pense que vraiment le facteur le plus important, selon moi, du moins celui que j'ai vraiment pu sentir qui avait le plus d'impact sur le terrain chez les individus c'était un sentiment d'aliénation. C'est vraiment le sentiment de se sentir marginalisé, de se sentir exclu de la société dominante qui rend plus susceptible donc d'adhérer à certaines idéologies extrémistes.

[00:20:17] Maintenant, ce sentiment-là peut être avéré disons, ou il peut être seulement ressenti, ce n'est pas ça la question. Par exemple, les jeunes hommes blancs qui se sentent persécutés aient raison ou pas de se sentir persécutés, ce n'est pas la question. La question c'est ils se sentent effectivement persécutés.  

[00:20:38] Et ce sentiment-là est réel chez eux. Et donc souvent, ça va être vraiment ça qui va conduire à l'engagement, un sentiment d'être exclu, un sentiment d'injustice en fait sentiment d'être victime de quelque chose. C'est un sentiment qui, bon, il y a une petite boutade ou enfin, je ne sais pas trop comment le qualifier, mais qui dit l'injustice, c'est ce sentiment-là « qui met du feu dans le ventre et du fer dans la tête » - “Fire in the belly and iron in the mind.”

[00:21:11] Donc c'est vraiment ce qu'on observe. Ces gens-là se sentent, exclus, ils ne se sentent pas écoutés, ils ne sentent pas pris au sérieux. Et donc ça les met en colère, ça crée un sentiment d'injustice, c'est vraiment ça qui les amène donc à vouloir se mobiliser, à vouloir s'engager dans ce type de mouvement,  

[00:21:29] Karine Morin : Vous venez un peu peut être de décrire une des explications qu'on donne pour une réélection de Donald Trump aux États-Unis. Donc, quels effets vous pensez qu'a eu ce politicien américain, ce mouvement de polarisation aux États-Unis depuis 2016 maintenant

[00:21:50] Quel effet sur le Québec et serait-ce possible d'imaginer si ce ne fut de ce qui se passait aux États-Unis, on n'aurait peut-être pas ce qu'on a ici au Québec.  

[00:22:01] Frédérick Nadeau : C'est vrai que sans les États-Unis, on ne l'observerait peut-être pas avec la même intensité, on ne l'observerait peut-être pas de la même façon, mais on pourrait y revenir en fait, pour prendre la première moitié de la question donc oui, évidemment, ça a eu un impact, notamment l'élection de Donald Trump, pas que, mais notamment on l'observe.  

[00:22:26] En fait, ce qu'on observait, c'est que ça leur a permis une certaine, une normalisation de certains discours, puis aussi une désinhibition de certains acteurs. Puis là, je vais expliquer un peu ce que je veux dire, mais moi, j'allais observer directement sur le terrain.

[00:22:46] Quand j'ai commencé mes recherches, donc 2010-11 quand j'ai commencé à réfléchir au projet, mon arrivée sur le terrain, c'était en 2014. Et puis à cette époque-là, quand j'annonçais à mes collègues, à mes amis que j'allais faire une thèse de doctorat sur l'extrême droite au Québec, la réponse qu'on me faisait c'était « L'extrême droite? Au Québec? » comme si ça n'existait pas.  

[00:23:10] En fait, c'était vraiment un mouvement on ne le voyait pas, ce n'était pas visible, ce n'était pas organisé - surtout en 2014 - c'était vraiment une microculture un peu confidentielle, ils organisaient des concerts clandestins, des conférences, mais rien de vraiment public.  

[00:23:29] Et puis là, à partir de 2017 - donc l'élection de 2016 l'élection de Donald Trump c'est 2016, fin novembre 2016, il y a eu l'intronisation donc en 2017, janvier 2017 - et puis là, ce qu'on a vu, c'est véritablement une croissance des activités des mouvements d'extrême droite au Québec.  

[00:23:52] D'abord en fait, l'apparition de différents groupes. C'est à partir de 2016 - 2017 qu'on a vu apparaître des groupes comme La Meute, comme Storm Alliance, comme les Soldats d'Odin, comme Atalante. Et puis c'est vraiment là aussi qu'on a commencé à observer que ces groupes organisaient des manifestations. Donc là, ils sortaient des espaces privés, des espaces clandestins pour prendre la rue.

[00:24:19] Et donc là, il n'y avait plus cette, disons cette gêne de se montrer publiquement et de se revendiquer comme un groupe à l'époque, c'était principalement anti-immigration - encore là, l'idéologie a évolué, s'est transformé, il y a eu plein de choses - c'est vraiment axé sur la question de l'identité, l'immigration et tout ça.

[00:24:44] Et donc on voit vraiment que ça correspond à l'élection de Trump en 2016. En fait, il y a deux pics et j'en rend compte dans un rapport que j'ai publié en 2021, qui s'appelle chronologie des activités chronologie de l'extrême droite [ndlr : le titre de la publication est « Extrême droite au Québec. Une chronologie des événements et de la violence. »]. Je me rappelle plus du titre exact, mais on retrace finalement les activités et la violence de l'extrême droite au Québec.

[00:25:07] Et puis on voit qu'il y a deux pics majeurs 2017 donc l'élection de Donald Trump et 2020, la pandémie - la pandémie qui a vraiment eu un effet considérable aussi sur la diffusion de ces idées-là, la restructuration des réseaux dont on en discute publiquement sans nécessairement qu’il y ait de conséquences négatives.

[00:25:28] Donc, on parle vraiment d'une normalisation, puis une désinhibition des militants qui maintenant se revendiquent de plus en plus ouvertement. C'est encore plus visible d'ailleurs, depuis la plus récente réélection de Trump en 2024.

[00:25:42] Si on remonte à l'élection de 2016 - 2017, il y avait quand même relativement peu d'acteurs particulièrement au Québec qui se disait pro-Trump, ça restait une position politique qui était difficile d'assumer.

[00:25:58] Ou enfin que peu de gens assumaient ouvertement, tandis que là aujourd'hui, avec la réélection, l'appui à Trump se fait beaucoup plus ouvertement. Donc on constate vraiment qu'il y a une évolution à ce niveau-là.  

[00:26:11] Karine Morin : Je suis curieuse parce que je suis basée à Ottawa, avez-vous eu connaissance des mouvements au Québec qui se sont ralliés à la cause de Occupy est-ce qu’ils seraient venus en nombre important du Québec à Ottawa ici, pour à ce moment-là, vraiment un prétexte de pandémie et de restrictions liées à la pandémie.  

[00:26:32] Mais ça a été aussi beaucoup plus large que ça. Est-ce qu'on a vu les mouvements québécois se fusionner à ceux qui venaient plutôt de l'ouest ou peut être de l'Ontario aussi?

[00:26:42] Frédérick Nadeau : Oui, ah ben, absolument ça, ça a été un moment assez particulier, je vous dirais, dans l'histoire longue des mouvements extrémistes, puis je parle particulièrement de l'extrémisme de droite parce que c'est essentiellement là-dessus que je me penche.  

[00:27:00] Mais donc ça a été un mouvement qui était vraiment particulier, un moment qui était vraiment particulier parce que là, effectivement, on a vu une certaine convergence des groupes du Québec francophone avec des groupes qui venaient du Canada qui étaient plutôt anglophones et donc qui ont manifesté ensemble.  

[00:27:19] Donc, il y a une espèce de convergence qui était un petit peu particulière mais qui a été limitée dans le temps. Ça, c'est vraiment intéressant parce que je pense c'est quand même un élément qui est assez particulier au Québec où l'extrême droite justement, a eu tendance historiquement à plutôt regarder du côté de l'Europe pour les inspirations tandis que du côté du Canada anglais, oui, là effectivement, on sentait un petit peu plus directement l'influence des États-Unis.  

[00:27:44] Mais là, avec les évolutions récentes, on sent quand même au Québec qu’il y a une influence américaine et anglo-saxonne en général, qui est un petit peu plus importante, on voit que les idées circulent, les discours circulent, les arguments sont souvent exactement les mêmes, quand on observe les écosystèmes anglophones, puis les écosystèmes francophones.  

[00:28:07] Karine Morin : Donc juste pour revenir à cette occupation, certains des deux sont devant la cour, on s'attend des jugements ou même des sanctions qui vont être imposées. Est-ce que vous voyez là qu'il y a des actions qui se prennent contre ses leaders est ce que on va arriver à contrer ces mouvements-là?  

[00:28:29] Qu'est-ce qu'on peut dire en regardant vers le futur? Êtes-vous un peu optimiste, avez-vous quelques idées d'action qu'on peut prendre si on voudrait que ces mouvements s'apaisent plutôt que les voir s'animer davantage avec ce qui se passe encore plus du côté des États-Unis, mais pas seulement.  

[00:28:51] Donc, si on regarde vers l'avenir, est-ce que vous avez un peu d'optimisme? Qu'est-ce que vous pensez qu'on pourrait faire?  

[00:28:57] Frédérick Nadeau : Donc, je vais adopter une posture ni optimiste ni pessimiste. Bon, parce que je constate que mon rôle est d'abord et avant tout un rôle d'observateur, mais bon après, ceci étant dit, effectivement, vous mentionnez qu’en ce moment, il y a différents jugements qui sont prononcés à l'encontre de certains leaders.  

[00:29:20] Honnêtement, je ne crois pas que ça va freiner ces groupes-là parce qu'on pourrait se dire qu'effectivement ça pourrait avoir un effet dissuasif, par exemple, mais, si on observe ça les discours de ces acteurs-là qui sont profondément antisystème, qui ont à peu près plus confiance du tout envers les institutions, que le système de justice impose des sanctions ça va être vu principalement comme le pouvoir qui cherche à nous faire taire, qui cherche donc à nous censurer tout ça.  

[00:30:01] Donc ça risque plutôt en fait, malheureusement, d'avoir un peu l'effet inverse et donc de les radicaliser davantage lorsqu'ils sentent que le système en entier se lie contre eux. Je mentionnais un petit peu plus tôt la question du sentiment d'aliénation, du sentiment d'injustice, qui est un moteur très puissant de radicalisation, puis d'engagement dans ces dans ces mouvements-là.

[00:30:27] Donc ces sanctions-là peuvent avoir une utilité sociale, certainement, je pense qu'on est, on est dans un état de droit, ça doit être fait, mais au niveau de la radicalisation en tant que tel, ça risque d'avoir relativement peu d'impact.  

[00:30:42] Ceci étant dit, si on veut, par exemple, réfléchir à des pistes de solution, évidemment, il y a un travail à faire au niveau de promouvoir la pensée critique chez les jeunes, également la littératie numérique, donc comment fonctionnent les algorithmes, les chambres d'écho, comment identifier des sources et tout ça?  

[00:31:03] Donc ça, je pense que c'est un travail qui se fait déjà au quotidien, quand même dans nos institutions d'enseignement, mais il y a certainement plus d'efforts qui pourraient être mis là-dessus.

[00:31:14] Au niveau également de l'encadrement des plateformes numériques, il y aurait certainement un travail qui pourrait être fait là-dessus, que ce soit au niveau de la régulation, des contenus, de la modération, de ce qui circule sur les plateformes et aussi au niveau de la transparence des algorithmes, on sait que les algorithmes tendent à favoriser le contenu extrémiste et polarisants.

[00:31:39] On pourrait parler évidemment de renforcer les cadres juridiques. Donc, en ce moment, on a quand même au Canada une certaine jurisprudence sur la question des discours haineux, de la promotion de la haine. Mais il y a quand même un travail qui reste à faire - je ne suis pas juriste - mais j'ai lu plusieurs juristes et j'ai discuté avec eux et puis clairement au niveau des définitions, ce n'est pas toujours évident de ce qui est un discours haineux.

[00:32:09] Donc je pense que clairement il y aura un travail à faire de ce côté-là, puis je terminerai, peut être au niveau des gouvernements. Évidemment, il y a un travail à faire de ce côté-là, on pourra discuter longuement, mais je mentionnerais peut-être au niveau de la transparence et des communications.  

[00:32:27] Le gouvernement pourrait très clairement faire des efforts supplémentaires de ce côté-là, surtout au niveau de la transparence, parce que ce qu'on remarque dans les discours des extrémistes, et là, ce n'est pas que des extrémistes de droite, ça peut être des extrémistes de gauche, des extrémistes religieux, mais essentiellement, c'est vraiment ce sentiment-là que les élites, les gouvernements, les politiciens, sont totalement déconnectés des réalités quotidiennes des citoyens, nous cachent des choses, ne nous disent pas toute la vérité, qu'il y a de la corruption.  

[00:33:00] Donc tout ça, ce sont des éléments qui entretiennent, disons un certain cynisme, puis une perte de confiance envers les institutions. Donc, je pense qu'au niveau de la transparence, au niveau de la communication, il reste très certainement des efforts qui pourraient être faits pour favoriser une certaine conversation publique, en fait, une certaine résilience au niveau communautaire aussi.

[00:33:28] Je pense que ce serait important face à la polarisation qu'on constate actuellement d'ouvrir des espaces de discussion, de sortir un petit peu de la logique ‘ami-ennemi’ dans laquelle on est un peu entré, on est dans une démocratie devrait davantage se considérer comme des adversaires avec lesquels on doit débattre et trouver des compromis, négocier, et non pas comme des ennemis qu'il faut éradiquer annihiler, faire disparaître.  

[00:33:58] Je pense que déjà ‘juste avec ça’ - puis je dis juste avec ça entre gros guillemets - mais je pense que ça pourrait être des pistes qu'on pourrait explorer pour éventuellement prévenir la radicalisation parce que c'est ça qu'on veut aussi, je pense que la prévention beaucoup plus que justement la punition, par exemple.

[00:34:21] Karine Morin : Je pense que vous lancez un beau défi à la démocratie et tous ceux qui y croient. Je pense qu'on en arrive à la fin, mais merci beaucoup, Frédérick Nadeau, très intéressant le travail que vous faites et ce que vous avez pu nous présenter aujourd'hui.  

[00:34:38] Donc à suivre ce dossier très certainement ce qui se passe près de chez nous, mais aussi un peu plus loin des mouvements d'extrémistes tout récemment qui viennent de mettre fin à un régime autoritaire - si je pense bien plus loin en Syrie - ça sera à suivre certainement ça aussi. Donc, dans le monde, il ne vous manquera pas de matériel de recherche semble-t-il puis encore pas au Québec non plus. Merci encore une fois, ça a été très intéressant.  

[00:35:07] Frédérick Nadeau : Merci beaucoup à vous.

[00:35:10] Karine Morin : Merci d'avoir écouté le balado Voire Grand et merci à notre invité, Frédérick Nadeau. Je remercie également nos amis et partenaires au Conseil de recherche en sciences humaines, et la société de production CitedMedia, sans qui ce balado ne serait possible.  

[00:35:28] Vous pouvez retrouver tous les épisodes sur votre plateforme de balado favorite et faites-nous savoir ce que vous avez pensé de cet épisode en connectant avec nous sur les médias sociaux. À la prochaine! 

 

 

Suivez nous pour plus d'épisodes

Icon of Apple Podcast

Apple Podcast

amazon music logo

Amazon Music

Podcast addict logo

Podcast Addict

iHeartRadio logo

iHeartRadio