En cette Journée internationale du multilinguisme, je tiens à souligner la coexistence des langues et rendre hommage aux locuteurs qui les parlent partout dans le monde. Plus de la moitié de la population de la planète parle deux langues et souvent bien plus. Le multilinguisme n’est donc pas l’exception, mais la règle. Pourtant, cette faculté, tout à fait courante, continue d’être associée à divers déficits, surtout linguistiques. Parmi les plus frappants et les plus fustigés figure le « mélange des langues », généralement considéré comme un signe de paresse et d’ignorance, et parfois blâmé pour la détérioration voire la disparition d’une ou de toutes les langues en cause.
Mon travail de sociolinguiste consiste à étudier de tels stéréotypes sous un angle scientifique. Je dirige un laboratoire dynamique pour lequel la structure du discours bilingue est un sujet de recherche important. Au cours des dernières décennies, mon équipe et moi avons réalisé des analyses de pointe sur 13 paires de langues, près de 500 locuteurs bilingues ou multilingues et des centaines d’heures de conversations enregistrées. Voici un exemple de production bilingue spontanée de l’un des participants à notre étude.
Nous avons trouvé, extrait et analysé plus de 43 000 occurrences de mélange de langues dans notre banque de données. Nos résultats montrent que la plupart des idées reçues sur le discours bilingue sont tout simplement fausses! Voici cinq faits surprenants qui appuient cette conclusion.
1: Le mélange des langues est extrêmement rare dans la langue courante.
Bien que le mélange des langues puisse sembler répandu (à titre d’exemple, nous avons relevé 22 000 cas dans notre étude de la région de la capitale nationale), sa fréquence est négligeable comparativement à celle des séquences unilingues produites par les mêmes locuteurs lors d’une même interaction. Cela est vrai pour toutes les collectivités bilingues que nous avons étudiées, peu importe les langues concernées : les séquences mélangées représentent rarement plus de 1 % du discours! Mais les gardiens de la langue, les médias et les locuteurs eux-mêmes (exemple 2) véhiculent un message différent.
2: Le public a une mauvaise compréhension de la façon dont les locuteurs bilingues mélangent les langues.
Un stéréotype répandu concernant le bilinguisme veut que les locuteurs commencent leur phrase dans une langue pour la terminer dans une autre, comme dans l’exemple hispano-anglophone 3.
Mais nos analyses quantitatives systématiques démontrent que le discours mélangé est plutôt constitué (95 %) de mots simples d’une langue (donneuse) introduits dans une autre langue (réceptrice), comme dans l’exemple 1. Il s’agit là d’emprunt lexical. La plupart de ces emprunts sont établis, c’est-à-dire qu’ils sont attestés depuis des siècles dans les dictionnaires de la langue réceptrice et/ou répandus à travers la collectivité. C’est le cas du mot d’origine anglaise chum de l’exemple 4, ou encore des mots sandwich, gang et bar, considérés comme des mots « français » depuis 1801, 1837 et 1860 respectivement.
Pas besoin d’être bilingue pour utiliser ces emprunts, comme en attestent les milliers de mots d’origine française comme beef, fashion, government, literature et verdict que les anglophones unilingues prononcent quotidiennement. En comparaison, les phrases constituées de séquences plus longues des deux langues (alternances de code plurimots) sont peu fréquentes, voire inexistantes, dans la plupart des collectivités bilingues que nous avons étudiées jusqu’à présent.
3: Les locuteurs bilingues du monde entier mélangent les langues en respectant une grammaire implicite très structurée.
Loin d’être un signe de paresse ou d’ignorance, le mélange des langues est plutôt ordonné et systématique. En l’absence de directives explicites sur la façon de combiner les langues (puisque cette pratique est habituellement dénoncée), les personnes bilingues suivent les mêmes règles non écrites. D’abord, ils se limitent à deux stratégies principales: l’emprunt et l’alternance de code.
L’emprunt consiste essentiellement à convertir (ou intégrer) des mots d’une langue donneuse en fonction de la grammaire de la langue réceptrice. Durant ce processus, les locuteurs bilingues dépouillent ces mots de leur grammaire d’origine pour leur donner la grammaire de la langue emprunteuse. Selon les règles de cette langue, les emprunts pourraient se retrouver avec un préfixe ou un suffixe, recevoir un nouveau genre ou être placés dans un autre ordre. Dans l’exemple 5, un participant a conjugué le verbe anglais groove à la première personne du singulier de l’imparfait en y ajoutant le suffixe « ais ». Il a aussi assigné au nom show le genre masculin et y a apposé le qualificatif rap en plaçant ce dernier après le nom pour respecter l’ordre des éléments dans la phrase française.
Il est tout à fait remarquable de constater que les mots empruntés sont systématiquement traités comme les mots de la langue réceptrice, et ce, peu importe les langues en présence. Ce mécanisme explique pourquoi les mots d’origine anglaise dans les exemples ci-dessous sont méconnaissables pour les anglophones unilingues. Dans l’exemple 6, car (voiture) prend la marque tamoule de l’accusatif -ei, car c’est l’objet direct d’un verbe; dans l’exemple 7, changer est conjugué au passé avec un suffixe en langue igbo; et dans l’exemple 8, représentant et conférence se déclinent respectivement au masculin singulier instrumental et au féminin singulier locatif de l’ukrainien. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi les nombreuses possibilités qu’offrent les langues du monde.
Fait étonnant, l’appropriation de la grammaire de la langue réceptrice ne prend pas des siècles, mais se fait plutôt instantanément, dès l’emprunt initial d’un mot. Cette capacité d’adaptation de l’emprunt lexical est essentielle à l’évaluation de l’influence du mélange sur les langues impliquées.
L’autre principale stratégie du mélange de langues est l’alternance de codes, c’est-à-dire la juxtaposition de séquences de plusieurs mots de langues différentes. L’alternance de codes est saluée lorsqu’un locuteur bilingue change de langue pour accommoder un locuteur unilingue, comme il arrive souvent (même dans des pays officiellement bilingues, tel le Canada). Mais lorsqu’elle survient dans une seule phrase, comme dans les exemples 3 et 9, elle affole le simple observateur (et fascine les linguistes)! De tels exemples sont souvent invoqués pour étayer l’idée répandue selon laquelle les locuteurs qui utilisent cette stratégie ne maîtrisent aucune des deux langues.
Notre recherche démontre au contraire que rien n’est plus faux. La grande majorité des locuteurs qui produisent des alternances de codes intra-phrastiques respectent la grammaire des deux langues simultanément. Comment est-ce possible? D’abord, contrairement à l’emprunt, la constitution interne de chaque séquence demeure celle de la langue d’origine. En effet, dans l’exemple 9, l’adjectif dead (morts) précède le nom bodies (corps) conformément aux règles de grammaire anglaise, tout comme l’emprunt rap de l’exemple 5 respecte la grammaire française. On constate le degré de prouesse linguistique requis pour effectuer des alternances fluides quand on s’attarde au positionnement des segments. Contrairement aux idées reçues, ces segments ne sont pas insérés au hasard dans la phrase, Leur place suit plutôt des règles implicites mais strictes qui, à notre connaissance, s’appliquent à toutes les paires de langues, peu importe leur structure interne. Autrement dit, on ne passe à une autre langue que là où les éléments de la phrase concernés suivent le même ordre dans les deux langues impliquées. Cette règle, appelée contrainte d’équivalence (Poplack 1980), est illustrée dans le schéma ci-dessous.
Les lignes pointillées indiquent les endroits où il est permissible de passer à l’autre langue alors que les flèches croisées indiquent les éléments qui résistent à l’alternance parce que l’ordre des mots est en conflit avec l’autre langue. Par exemple, le pronom complément d’objet him suit le verbe en anglais, alors que son homologue le précède le verbe en espagnol. Une alternance peut donc avoir lieu avant ou après le syntagme verbal, mais pas à l’intérieur de celui-ci. (Ce locuteur, comme bien d’autres, a choisi d’éviter deux sites potentiels d’alternance et est plutôt passé à l’autre langue à la frontière entre les propositions principale et subordonnée.) Une analyse quantitative démontre que cette contrainte implicite est respectée dans 99% des cas, ce qui révèle que l’alternance entre les codes est une habileté plutôt qu’un défaut. D’autres recherches associant ce phénomène aux les locuteurs bilingues les plus compétents viennent appuyer ce fait. Voilà un autre résultat qui contredit les préjugés.
4: Les emprunts sont principalement éphémères.
Tout emprunt spontané a le potentiel de devenir un emprunt établi, attesté dans les dictionnaires de la langue réceptrice. Mais notre recherche sur l’évolution des emprunts à travers le temps (Poplack et Dion, 2012) montre que peu d’emprunts y parviennent. Selon les données produites par des Québécois francophones nés entre 1846 et 1994, nous avons constaté que moins de 7 % des mots d’origine anglaise ont persisté au fil du siècle et demi de l’étude. Cela signifie que la plupart des emprunts sont éphémères. Ils ne sont pas en usage assez longtemps pour avoir une influence durable sur le lexique de la langue réceptrice.
5: Le mélange des langues ne nuit pas à la structure grammaticale des langues en cause.
La raison pour laquelle le mélange ne nuit pas aux langues concernées devrait maintenant être évidente. D’abord, malgré la saillance de cette stratégie discursive, ses deux principales manifestations sont non seulement très rares mais aussi éphémères. De plus, les mots empruntés ne peuvent pas modifier la structure grammaticale de la langue réceptrice puisqu’ils abandonnent leur propre structure pour adopter celle-ci. Et puisque l’alternance de code implique le maintien du génie grammatical de chacune des langues, ni l’une ni l’autre de ces grammaires n’est touchée! C’est là une bonne nouvelle!
Célébrons donc non seulement les inestimables avantages cognitifs, socioculturels et matériels qu’offre le multilinguisme, mais aussi le mélange des langues, cette ressource infiniment expressive et fascinante dont seuls les locuteurs multilingues disposent. Bonne Journée internationale du multilinguisme!
Shana Poplack, membre de l’Ordre du Canada, Dre h.c., MSRC, est professeure éminente, titulaire d’une Chaire de recherche du Canada en linguistique et directrice fondatrice du Laboratoire de sociolinguistique à l’Université d’Ottawa. Elle et son équipe ont consacré plusieurs dizaines d’années à l’étude scientifique du bilinguisme et de ses effets sur plus d’une douzaine de paires de langues, y compris les deux langues officielles du Canada. Elle est l’auteure de Borrowing: Loanwords in the Speech Community and in the Grammar (2018; Oxford University Press).
Lectures complémentaires
POPLACK, Shana. Borrowing: Loanwords in the Speech Community and in the Grammar. Oxford, Oxford University Press, 2018.
POPLACK, Shana. « L’anglicisme chez nous : une perspective sociolinguistique », Recueil des actes du Colloque du réseau des Organismes francophones de politique et d’aménagement linguistiques (OPALE). Les anglicismes : des emprunts à intérêt variable?, Québec, 18 et 19 octobre 2016, Montréal, Publications de l’Office québécois de la langue française (2017), p. 375-403.
POPLACK, Shana. « Sometimes I’ll start a sentence in Spanish y termino en español: toward a typology of code-switching », Linguistics vol. 18, no 7/8 (1980), p. 581-618.
POPLACK, Shana, et Nathalie DION. « Myths and facts about loanword development », Language Variation and Change, vol. 24, no 3. (2012), p. 279-315.