L'ampleur de la pandémie de coronavirus a engendré des bouleversements sans précédent pour le système de santé publique du Canada. Pourtant, dans divers domaines allant de l'éducation aux soins des personnes âgées, de l'accessibilité au logement à l'inégalité entre les sexes, il est devenu évident que de nombreux problèmes auxquels les Canadiens sont confrontés aujourd'hui ne sont pas tout à fait nouveaux. Si vous examinez de près nos problèmes sociaux les plus urgents, vous pouvez constater des failles qui existent au sein de nos communautés depuis des générations et qui ne font que s'aggraver dans le contexte d'une pandémie.
M. Cary Wu, Ph. D., professeur adjoint au sein du département de sociologie de la York University, affirme que ce sentiment semble particulièrement vrai dans le cas de la population canadienne originaire de l'Asie de l'Est. Depuis l'arrivée de la COVID-19 au Canada, les reportages sur le harcèlement et la discrimination à l'égard des communautés chinoises sont devenus chose courante.
Les résultats d'une enquête menée par le Chinese Canadian National Council for Social Justice ont montré que 14 % des personnes interrogées à Toronto, Vancouver et Montréal s'inquiétaient du fait que « tous les Chinois ou Asiatiques sont porteurs du coronavirus ». Néanmoins, Cary Wu souligne que les exemples actuels de discrimination anti-asiatique ont simplement « exposé ce sentiment à un niveau supérieur. Il est toujours là. Il est toujours présent. Mais, maintenant, nous en voyons le pic ».
C'est avec ce pic à l'esprit que lui et ses co-investigateurs, Mme Yue Qian, Ph. D. et Mme Rima Wilkes, Ph. D. de The University of British Columbia, et Eric B Kennedy, Ph. D. de la York University, ont entrepris de mesurer le bilan de santé mentale des Canadiens d'origine chinoise après des mois de stress lié à la pandémie et les répercussions supplémentaires dues à une discrimination accrue. Ils voulaient savoir si cette tension permanente avait causé un écart entre la santé mentale des Canadiens blancs et des Canadiens d'origine chinoise et un renversement des données pré-pandémique qui démontraient que les Canadiens d'origine chinoise se déclaraient en meilleure santé mentale que les Canadiens blancs.
Les participants de partout au Canada ont répondu à des questions de sondage conçues pour mesurer deux facteurs : 1) l'état actuel de leur santé mentale, et 2) les incidents de discrimination graves.
Dans un récent article publié dans la revue Canadian Diversity, les chercheurs ont précisé que « seul l'écart de la santé mentale des Asiatiques de l'Est est significatif après avoir pris en compte le sexe, l'éducation et le revenu du ménage »; les Canadiens originaires d'Asie de l'Est ont fait état d'une santé mentale moins bonne que celle des Canadiens blancs ainsi que de niveaux de discrimination plus élevés.
Il est intéressant de noter qu'une fois que la modélisation a été modifiée pour tenir compte de la discrimination grave, l'écart entre les Asiatiques de l'Est et les Blancs en matière de santé mentale n'était plus significatif. Cela démontre que les cas de discrimination graves liés à la COVID-19 ont une incidence importante sur la santé mentale; « chaque augmentation d'une unité de discrimination grave est associée à une augmentation de 1,85 unité des symptômes liés à la santé mentale », a constaté l'équipe.
S'appuyant sur des études sur les déterminants sociaux de la santé ainsi que sur la théorie du stress des minorités – un ensemble d'idées reliant les cas de stigmatisation, de préjugés et de discrimination à des niveaux plus élevés de troubles mentaux – et soutenus par les résultats de leur sondage, Cary Wu et son équipe croient aux effets corrélationnels de la discrimination liée à COVID-19 sur les résultats démontrant une mauvaise santé mentale. Les prochaines étapes de leur recherche consisteront à recueillir d'autres points de données pour suivre l'écart entre les Asiatiques et les Blancs en matière de santé mentale tout au long de l'évolution de la pandémie.
Tout au long de notre conversation, Cary Wu nous a rappelé que la communauté chinoise du Canada est incroyablement diversifiée et que les interventions de santé mentale nécessaires pour les soutenir en temps de crise, telles que celle de la COVID-19, doivent tenir compte de la complexité de la communauté.
La question de la complexité a été abordée plus particulièrement dans le cadre d'une recherche menée par Mme Aaida A. Mamuji, Ph. D., experte en gestion des catastrophes, au sein de la School of Administrative Studies de la York University. Face aux récits actuels de discrimination accrue à l'égard des Sino-Canadiens, Aaida Mamuji, aux côtés des co-chercheurs, Jack L. Rozdilsky, Ph. D., Charlotte T. Lee, Ph. D., Njoki Mwarumba, Ph. D., Martin Tubula et Terri Chu, a examiné les réactions des communautés de la diaspora chinoise aux récents cas de sinophobie (racisme antichinois) ainsi qu'au virus lui-même.
Les conversations approfondies menées avec les participants à la recherche à Toronto, au Canada, et à Nairobi, au Kenya, laissent supposer que les réactions des communautés de la diaspora chinoise doivent être interprétées de concert avec deux concepts fondamentaux : 1) la complexité – la stratification dans la façon dont les individus se rapportent aux cas et aux témoignages de sinophobie ainsi qu'aux différentes identités au sein de la communauté de la diaspora chinoise et 2) la capacité – les mesures prises par la communauté pour se protéger elle-même, mais aussi la communauté non chinoise plus large, des effets de la COVID-19. Ensemble, ces concepts compliquent les témoignages simples de victimisation qui surgissent souvent lorsqu'on parle de discrimination anti-asiatique pendant la COVID-19.
Par exemple, une grande partie de la première couverture médiatique sur la discrimination anti-asiatique lors de l'épidémie de COVID-19 a fait état d'une baisse du népotisme dans les entreprises chinoises. Même si les incidents de discrimination et de harcèlement sont incontestables, les récits courants ont négligé le fait que de nombreuses entreprises servaient principalement les membres de la communauté chinoise elle-même. Le déclin du népotisme dans les entreprises est la preuve des efforts de distanciation sociale des Canadiens d'origine chinoise; « ils ont pris des mesures de santé publique responsables » dès le début de la pandémie, souligne Aaida Mamuji.
Un grand nombre des premières mesures pour enrayer le virus adoptées par la communauté chinoise de Toronto sont devenues des recommandations officielles de la ville et de la province des mois plus tard. Cependant, avec le changement des conseils de santé publique au début de la pandémie, les précautions de sécurité telles que le port du masque sont devenues une source supplémentaire de stigmatisation pour la diaspora chinoise.
Si les Canadiens non chinois avaient été plus attentifs aux types de mesures d'endiguement mises en œuvre au sein des communautés chinoises, lesquelles ont été informées grâce à leurs liens avec les médias chinois ainsi qu'à leurs amis et à leur famille en Chine au tout début de l'évolution de la pandémie, nous aurions peut-être pu tirer plus tôt des enseignements précieux en matière de santé publique. Et, tout aussi importants, les récits concernant les Canadiens d'origine chinoise pendant la pandémie ont peut-être moins porté sur la stigmatisation que sur leur capacité à prendre des mesures de lutte contre la pandémie et à mobiliser la communauté.
Cette recherche vise à façonner les interventions des gestionnaires de situations d'urgence au sein des municipalités et ailleurs. Les prochaines phases des travaux seront menées en collaboration avec le personnel de gestion des urgences afin de garantir que les questions liées à la stigmatisation et les préjugés raciaux soient intégrées à la planification en cas de pandémie, aux campagnes de santé publique et à la mise en place de mesures de lutte contre la pandémie.
Il est également crucial d'appliquer les enseignements tirés de la complexité et de la capacité des groupes marginalisés à d'autres populations qui pourraient être affectées par la discrimination à l'avenir. « La maladie change, la discrimination aussi. Au départ, elle était très anti-chinoise, mais aujourd'hui, nous la voyons s'attacher à des « points chauds » émergents dans le monde entier et à certains secteurs de la main-d'œuvre, comme les abattoirs », explique Aaida Mamuji. En tirant les leçons des diverses mesures proactives prises au sein des communautés de la diaspora chinoise lors de la crise de la COVID-19, les décideurs politiques, gestionnaires d'urgence et travailleurs communautaires seront mieux préparés à gérer les questions complexes liées à la stigmatisation et aux préjugés lors des crises futures.