Temitope Oriola, Université de l’Alberta
Les images de la mort par asphyxie de George Floyd, après qu’un policier a pressé son genou sur son cou, ont été largement diffusées et ont donné lieu à des manifestations contre la violence policière partout dans le monde. Ce meurtre dans les rues de Minneapolis le 25 mai 2020 a également provoqué un appel à l’action contre les injustices historiques (ainsi que leurs sites et symboles ostensibles) et les inégalités sociales. On remarque aussi une solidarité grandissante pour le mouvement « Black Lives Matter », qui a d’ailleurs été nommé pour le prix Nobel de la paix.
À la fin de l’année 2008, Nicole Neverson (Université Ryerson), Charles Adeyanju (Université de l’Île-du-Prince-Édouard) et moi avons commencé à mener des recherches sur l’utilisation d’armes à impulsions, comme les pistolets Taser, au Canada. Notre recherche a été influencée par la mort télévisée de Robert Dziekański, un immigrant polonais, à l’aéroport international de Vancouver, par le nombre croissant de victimes décédées à la suite du déploiement des armes à impulsions et, enfin, par l’absence de documentation canadienne à ce sujet. Mes collègues et moi avons fait une mise en garde contre ce que nous avons appelé un « nouveau terrorisme urbain », particulièrement dans les espaces urbains, soit là où se déroule la contestation sociopolitique. De plus, nous avons soulevé la problématique du regard que posent les forces de l’ordre sur les gens pauvres, racialisés ou ayant une déficience intellectuelle, qui deviennent à la fois visibles et invisibles à leurs yeux. Nous avons également fait valoir qu’il était temps de « théoriser à nouveau la notion de terrorisme urbain en tenant compte de l’économie de la violence que les personnes opprimées doivent affronter dans les espaces urbains socialement dévalorisés ». Nous avons présenté les facteurs qui influencent l’indignation générale envers l’usage excessif de la force et le soutien pour le déploiement des armes à impulsions (avec Heather Rollwagen, Université Ryerson). De récents événements ont d’ailleurs démontré la pertinence de nos constats. À la suite de la mort de George Floyd, j’ai fait valoir que la réforme des corps policiers était une question clairement politique, les changements qui les concernent venant rarement de l’intérieur.
Ces enjeux vont toutefois plus loin que le simple maintien de l’ordre. Par suite de la mort de George Floyd et de Regis Korchinski-Paquet ainsi que du mauvais traitement infligé à Allan Adam, chef de la Première Nation des Chipewyans d’Athabasca, les universités ont été appelées à en faire davantage pour favoriser une société plus inclusive. Plusieurs associations étudiantes, particulièrement celles des sciences humaines, ont questionné leurs départements au sujet de leurs liens avec le corps policier, de la violence policière et des mesures globales visant à combattre l’injustice sociale. En août 2020, l’Institute of Criminology and Criminal Justice (ICCJ) de l’Université Carleton a mis fin aux internats avec les services policiers et correctionnels. Cette décision a fait l’objet aussi bien de louanges que de critiques.
Ces enjeux offrent la possibilité d’examiner le rôle que jouent les universités dans le mouvement mondial visant à favoriser la justice sociale et à créer une société plus inclusive. Comment les universités peuvent-elles répondre à l’appel à l’action en matière d’équité, de diversité, et d’inclusion?
Embauche
On estime à 21 % la proportion des personnes racialisées qui font partie du personnel enseignant à temps plein alors que ces dernières représentent 22 % de la population canadienne et 31 % des titulaires de doctorats. Selon le recensement de 2016, les personnes noires représentent 3,5 % de la population canadienne et forment seulement 2 % du corps professoral. Soulignons qu’il existe plusieurs universités où elles représentent moins de 1 % du personnel enseignant à temps plein. Même s’il est difficile d’obtenir un poste permanent ou menant à la permanence sans même tenir compte des origines des candidats, la représentation des chercheurs noirs semble, à première vue, assez faible. Certains établissements universitaires ont entamé des processus d’embauche sur des postes réservés aux personnes noires, notamment l’Université York, l’Université McMaster et l’Université Mount Saint Vincent. D’autres universités ont également ouvert quelques postes destinés à des personnes noires. Comme je l’ai mentionné dans le bulletin de décembre 2020/janvier 2021 de l’Association canadienne d’études africaines, la vague d’embauche émergente de personnes noires est une évolution bienvenue. Il est nécessaire que les nouveaux postes reflètent l’étendue et la profondeur de l’érudition, en particulier dans les sciences sociales. Les universités doivent également ouvrir des postes permanents dans les domaines du droit, des sciences, de l’ingénierie, de la médecine, etc. Le standard universitaire utilisé pour sélectionner les candidats souhaitant intégrer le corps professoral est rigoureux et raisonnable. Le problème ne réside pas dans le standard, mais plutôt dans son application. L’embauche sur des postes réservés aux candidats noirs attirera des postulants ayant un solide dossier de publications et un fort potentiel pour l’enseignement et la recherche.
Titulaires d’une Chaire de recherche et autres prix
L’attention accrue portée à l’équité, à la diversité et à l’inclusion dans le cadre du programme pour les titulaires d’une Chaire de recherche du Canada commence à porter ses fruits. En effet, même s’il y a encore beaucoup de travail à faire, nous assistons à une plus grande représentation des femmes, des personnes autochtones, des minorités visibles et de chercheurs qui font partie de la communauté LGBTQIA. Soulignons que ce genre de prix et ceux décernés par les universités mêmes sont déterminants dans la carrière des lauréats. C’est pourquoi il est indispensable de revoir les processus d’attribution des prix propres aux universités de manière à ce que la distribution de prix prestigieux en enseignement et en recherche reflète adéquatement la production mesurable et objective de tous les chercheurs, y compris ceux des groupes revendiquant l’équité.
Haute direction des universités
En raison de la sous-représentation des personnes autochtones, noires et de couleur (PANDC) aux postes de haute direction, comme ceux de président et de doyen, des voix pourtant indispensables ne se font souvent pas entendre dans les processus de prise de décisions. Selon le rapport 2019 rédigé par l’organisation Universités Canada, seulement 8 % des membres de la haute direction sont des personnes racialisées. Et nombreuses sont les universités où la haute direction ne compte aucune personne noire. Ces institutions doivent prendre l’initiative de changer cette structure sclérosée et, pour les postes pourvus à l’interne en particulier, faire clairement preuve de transparence et d’inclusion. Le choix des personnes sollicitées est donc important. Pour que tout soit bien clair, les universités comptent de nombreux candidats d’origine diverse également qualifiés. C’est pourquoi une politique sur la représentation est essentielle.
Données fondées sur la race
Dans un rapport de 2017, on peut lire que 63 universités canadiennes sur 76 ne disposent d’aucune donnée sur la race concernant leurs étudiants. Et on n’en a souvent guère plus sur les personnes noires appartenant au corps professoral, si bien qu’il est difficile d’avoir un portrait de la diversité dans nombre de nos universités. Si l’on souhaite favoriser l’équité et la diversité, il est crucial de recueillir rigoureusement de telles données et de les publier, car elles permettront de voir les résultats que nos universités obtiennent par rapport aux objectifs qu’elles se sont fixés et de savoir comment elles se comparent à leurs pairs.
Rétention
Il est nécessaire d’offrir un espace sécuritaire, tant sur le plan physique que sur le plan psychologique, pour assurer la rétention du personnel enseignant, particulièrement les PANDC. Un tel environnement favorable n’est pas le fruit du hasard ou le produit d’une simple rhétorique : il faut pour le créer déployer des efforts délibérés et consciencieux, et avoir en place des politiques, des pratiques et des employés qui font activement la promotion de l’inclusion. Notons que le roulement au sein du personnel enseignant est la résultante de problèmes de fond comme de préoccupations qui peuvent sembler banales. En effet, les PANDC membres du personnel enseignant peuvent être facilement dépassées lorsqu’elles sont seules ou une des seules personnes à être issue d’une minorité. Prenons par exemple une seule PANDC au sein d’un département comptant une dizaine de professeurs ou une PANDC sur quatre professeurs que compte une faculté d’au moins neuf départements. Pour ces personnes, la supervision des étudiants, le mentorat informel et les tâches diverses à exécuter dans le cadre d’un comité peuvent être source de stress. Comme d’ailleurs le fait de faire partie des quelques rares personnes pouvant être invitées à parler à des événements locaux, à jouer la tête d’affiche à l’occasion d’une activité ou à servir de mentor.
Politiques en matière d’équité, de diversité, et d’inclusion (EDI) : De quoi est-il question au juste?
Universités Canada rapporte que 77 % des universités mentionnent l’équité, la diversité et l’inclusion dans leurs plans stratégiques. C’est un pas dans la bonne direction, mais ces mentions ne doivent pas être uniquement honorifiques. Nous devons nous poser ces questions : Qu’entendons-nous par équité, diversité, et inclusion? Quel genre d’université sommes-nous? Quel genre d’université voulons-nous devenir? Il est temps de donner du mordant aux énoncés de mission, aux politiques de l’EDI et aux plans stratégiques bien savamment rédigés. Être titulaire d’un doctorat en sciences sociales a ses avantages : nous développons une maîtrise du langage de la justice sociale. Toutefois, il importe de ne pas confondre ce langage avec l’application de mesures concrètes pour favoriser ladite justice sociale.
Les universités dépendent de personnes et d’entités clés pour mettre en œuvre leurs politiques bien intentionnées, des politiques dont le succès repose sur ces mêmes personnes et sur les ressources mises à leur disposition. Dans le livre II de l’Éthique à Nicomaque, Aristote souligne qu’il existe deux types de vertus chez l’humain : la vertu intellectuelle et la vertu morale. Pour le philosophe, la vertu intellectuelle « dépend dans une large mesure de l’enseignement reçu, aussi bien pour sa production que pour son accroissement ». Ce à quoi il faudrait ajouter l’apprentissage. Ce qui me semble le plus pertinent dans le propos d’Aristote sur l’excellence et les vertus morales est que : « sur le terrain de l’action et de l’utile, il n’y a rien de fixe (...) et il appartient toujours à l’agent lui-même d’examiner ce qu’il est opportun de faire, comme dans le cas de l’art médical, ou de l’art de la navigation » (page 22). Nous avons tous la responsabilité de créer un milieu universitaire plus équitable, inclusif et diversifié. Chaque institution doit faire naviguer son bateau vers des eaux plus inclusives, où tous peuvent s’épanouir en mettant pleinement à profit leurs compétences et leur capacité de travail. Le moment George Floyd nous interpelle.